Nouvelles
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Université Gaston Berger de Saint-Louis
Une histoire qui se répète
« Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité ».
Par ces mots, j'ironise intérieurement en réponse à l'interpellation de mon ami de la circonstance qui tente de me rappeler à la réalité. Mon ami me fait savoir que cela fait environ une minute que je suis resté immobile devant la mer. Ce qu'il ne sait pas est que je suis saisi par la sensation du déjà-vu à l'appréhension de la pirogue prête à nous embarquer vers des horizons lointains, l'Europe. Tout d'un coup, tout devient familier et banal à mes yeux. Les chuchotements. Les regards vides. L'immensité de la mer. Les pas précipités dans l'eau. Les torches qui s'agitent dans le noir. Mon être immerge au cœur du paradoxe. Mon être devient paradoxe. J'appréhende plus ou moins le déroulement et la fin des événements autour de moi sans pouvoir ni les empêcher ni les anticiper. Je me retrouve écartelé entre deux mondes : le monde des morts et le monde des vivants.
« Dans mon trouble paramnésique, je me vois jeune garçon de 12 ans dans les années 1789 sur la même plage, face à la même mer. Dans ma vision, je suis capturé par des hommes noirs d'une autre tribu. Ils nous ont pris de l'intérieur du pays. Ils mettent le feu à notre village qui brûle à grand feu derrière nous. Nous sommes reliés les uns aux autres au moyen d'une longue corde comme du bétail. Poitrine contre poitrine. Les cœurs, remplis de peur et d'incertitude, battent à se rompre. Deux gardes très sévères tiennent les cordes. Nous sommes placés en genou sur la plage. De l'autre côté, des toubabs viennent à la rencontre d'une foule groupée sur la plage. Cette foule forme une haie d'honneur à l'intérieur de laquelle se tient un roi. Ce dernier se distingue des autres qui portent tous des cache-sexe. Lui, il est coiffé d'un képi. Il s'est majestueusement drapé dans une sorte de pagne rutilant assorti d'une veste courte incapable de couvrir sa bedaine. Il tient un fusil entre ses petits doigts gourmés d'anneaux. La scène se déroule au coucher du soleil avec en arrière-plan un vaisseau négrier immobilisé sur une mer menaçante. Les vagues de la mer offrent un fond sonore aux débats. La discussion est engagée entre les deux parties. Un dialogue de sourds. Les Toubabs se fendent en des gestes carnavalesques. Les Noirs leur répondent par des gestes similaires. Un début de compréhension se profile quand le Toubab le plus bien habillé demande à ses hommes d'ouvrir les malles qui sont à leurs pieds. Ceux-ci s'exécutent. Les malles contiennent des vêtements, des mouchoirs, des miroirs, des objets de quincaillerie, de la verroterie, des armes à feu et des liqueurs. Soudain un fou rire saisit le roi. Son ventre fait sauter quelques boutons de sa veste. Ils échangent des bouts de mots, le tout enveloppé dans les mêmes gestes. Sur l'invitation du roi, le Toubab le plus bien habillé se dirige vers nous. Les gardes tirent la corde. Nous nous mettons debout. Le Toubab le plus bien habillé nous passe en revue. Mini d'une baguette, il ouvre la bouche d'un enfant, tapote les pectoraux d'un adulte, soupèse les seins d'une femme. Il prend du recul. Il pointe la baguette sur deux femmes et un enfant. Dans le même mouvement, il fait le signe de quelqu'un qui brise un objet rigide. L'un des gardes en comprend qu'il faut détacher les captifs désignés. L'échange se conclut. L'air satisfait, Le roi ordonne, dans sa langue, à ses hommes de prendre les malles. De son côté, le Toubab le plus bien habillé ordonne, dans sa langue, à ses hommes de nous mener. Quatre gaillards accourent et nous escortent. Dans l'eau, ils ont eu d'énormes difficultés à nous faire avancer. Certains parmi les adultes leur compliquent la tâche par leur résistance. Ils réussissent à nous faire monter sur le bateau, néanmoins. Ils détachent les cordes qui nous martyrisaient les poignets. Après quoi, ils séparent les femmes, les enfants qu'ils libèrent et enchainent les adultes deux à deux par la jambe. Sur le pont, ils nous marquent tous au fer. Cette opération est accueillie, accompagnée et suivie de cris de douleur. On porte chacun un signe bizarre sur la poitrine. Ils nous font descendre au fond de la cale. Nous y trouvons d'autres captifs enchaînés. Nous tenons tous dans un espace réduit. A la tombée de la nuit, le bateau jette l'ancre... »
Face à mon mutisme, mon ami de la circonstance ajoute :
- Boy, il est l'heure de se barrer. Tous sont prêts. La pirogue est bonne à partir. Ilah Europe !
A ces mots, il prend son sac à dos et avance dans l'eau en direction d'une pirogue de fortune qui doit nous mener à une pirogue cachée dans quelque endroit hors de la vue des gardes côtes. Je reste toujours immobile. Dans un instant de lucidité, je lance à mon ami :
- Ce sera sans moi. Je reste.