Toute histoire commence un jour, quelque part... Ce jour-là, la pluie s’acharnait sur ce beau paysage. Etendue dans la chambre, un pagne dépourvu de clarté à la hanche, le torse nu avec une poitrine opulente, les rondeurs bien attrayantes, la poussière entremêlée à la sueur sur le buste exhibant davantage mon illustre teint noir et, les yeux couleur noisette, je pouvais humer les odeurs boisées de l’arrière-cour. A travers la fenêtre, je pouvais voir une foule nombreuse accourir de partout dans l’unique but de se trouver un abri. L’on pouvait voir des villageois revenir du champ, la machette sur l’épaule. Quelques-uns ne se hâtaient pas et chantaient même des cantiques joyeux. L’on pouvait voir un brin d’espoir sur leurs visages et percevoir de la joie dans la voix. Il y’avait de la symphonie dans ce qu’ils faisaient, comme s’il s’agissait d’un orchestre assermenté. Cela les aidait simplement à oublier cette journée de durs labeurs. Il y’avait aussi des parents distingués par leur élégance, suivis de leurs enfants. Ces derniers devraient surement venir de la capitale. Ils y étaient forcement pour les vacances, pensai-je à l’instant. Cette averse s’abattait sur tous, n’épargnant personne. Ne dit-on pas, dans ce pays de merveilles, que seule la pluie suscite tant de cacophonie ! Moi, j’étais absorbée par l’instant présent, tentant de comprendre ce qui se passait autour de moi, en vain. Tout à coup, je commençai à me ressasser tous ces moments passés en ville, depuis mon affectation au lycée jusqu’à mon arrivée à l’université nationale. Ah, que de souvenirs ! Mais, en aucun moment de ma vie, je n’ai manifesté le désir de me laisser dévorer par le temps passé. J’avais la vie devant moi et je tenais coûte que coûte à rehausser l’image de ma famille. Je n’étais pas encore satisfaite de ce que j’avais fait, parce que j’ai toujours cherché à me surpasser. Cette rigueur envers moi-même était peut être le résultat de l’amertume que je dégageais dans mon quotidien.
Après mon admission avec brio au baccalauréat, série A, je fus reçue en faculté de langue hispanique à l’Université Nationale Gnankan. Grande était ma déception lorsque j’appris cette nouvelle de la part de mon cousin. Moi qui n’avais aucune connaissance sur cette faculté. A quoi servirait-il de parler une langue, certes, suave, belle acoustiquement mais sans débouchées? Moi qui m’amusais à me moquer de mon enseignant d’espagnol au lycée, me limiterais-je qu’à la fonction d’enseignant dans ma vie ? Tant de questions qui défilaient dans mon esprit en une fraction de seconde. Et ma colère se ravivait de jour en jour jusqu’à mon arrivée en ville. Il était pratiquement dix heures ce jour-là. Je fus frappée de torpeur par le vacarme. Le klaxon et le ronronnement des voitures étaient d’un bruit insupportable, la foule à la gare se heurtait comme s’ils étaient poursuivis. Personne n’avait le temps de quelqu’un, comme on le dit dans notre jargon. Je me hâtai pour rejoindre mon cousin à la gare de taxi, il était impatient de me voir. Nous nous vîmes cela fait plus de quatre ans à une fête traditionnelle. A peine arrivée, j’entendis mon prénom : « Apô ! Apô ! ». En un temps record, je ressentis une joie en mon être. Il était devenu si beau, grand et me paraissait athlétique. Mais son interpellation me ramenait soudain à la réalité. En effet, il patientait là depuis plus de trois heures. Nous empruntâmes un minicar communément appelé « gbaka » pour nous rendre à domicile. Une fois arrivés, nous fumes reçus par notre grand-mère, toute ébahie.
« Hon kwa min mion », ce qui voudrait signifier « bonne arrivée mes enfants ». Les retrouvailles se firent dans une ambiance bonne enfant. Elle avait toujours de la chaleur maternelle en elle. Apres quoi, je fus logée toute seule dans une des pièces de la maison. C’était une pièce dépourvue de luxe, très modeste. Mais je n’avais rien à envier aux autres. Je pouvais voir le crucifix pendu sur le mur, un matelas installé à même le sol, une table à l’opposé du matelas. Mon essentiel y était.
Les jours passèrent et je commençai à me lasser de ces moments interminables à faire le ménage, la cuisine, la vaisselle, la lessive de toute la famille. En résumé, toutes les corvées de la maison. Il y’avait aussi ces jours où nous procédions à la fabrication de notre nourriture de base, l’attiéké. Et cela représentait une autre paire de manches. Mes angoisses ne faisaient que s’accumuler. Moi j’en pouvais plus. J’étais impatiente de rencontrer cette nouvelle vie, côtoyer des personnes venues d’horizons différents, voir ce à quoi ressemble une université nationale, tant prisée et médiatisée. J’éprouvais une joie immense juste à y penser. Je tenais à expérimenter cette pensée de Saint-Exupéry : « si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m’enrichis ». Mon envie se faisait de plus en plus pressante, due à cette situation invivable pour une fille de mon âge. L’école était simplement une échappatoire. Et quelques jours plus tard, la radio nationale annonça le début de cours. J’étais comblée d’allégresse. Devrais-je dire, juste pour quelque temps. Les premiers jours, j’étais la joie de la famille. La première enfant à accéder aux cours supérieurs. La fierté luisait sur leurs visages et moi, je ne pouvais que m’enorgueillir positivement. Un artiste chanteur bien connu de chez nous dirait : « A chacun son petit malin ». Chaque matin, après la prière familiale et le petit-déjeuner, mon oncle me déposait à l’université, non pas sans un billet de cinq mille francs. Cet argent me servait pour le déjeuner et le transport retour. Je me sentais unique. Pour maintenir cette joie, je prenais le soin d’éviter les mauvaises compagnies. Je ne voulais en aucun cas entretenir une relation amoureuse avant le mariage. Ma priorité était d’être admise en année supérieure avec le plus grand nombre de mentions possible. Challenge que je relevais avec l’aide de mes professeurs, à travers leurs conseils, sans oublier l’apport sans faille de mes camarades de classe. Pour relaxer, nous allions souvent après les cours partager des repas copieux, bavardant et discutant de nos ambitions. Et je participais sans regret parce que les moyens ne me manquaient pas.
Des années passèrent et j’étais maintenant en master 1. Et comme un coup de fée, une nouvelle vint transformer mon univers paradisiaque en enfer. Mon oncle perdit son emploi. En moins de trois mois, il vendit sa voiture et d’autres objets de valeurs. Nous déménagions de notre belle cité pour nous rendre à Adjouffou, une des communes populaires de la ville. C’était un lieu où régnait l’insécurité, où chaque foyer luttait par tous les moyens dans le but de de se mettre quelque chose sous la dent. Être rassasié n’était pas le plus important pour ces gens. J’étais abasourdie tant mon quotidien se détériorait à la vitesse de l’éclair. Obligée, également je l’étais, de me réveiller à quatre heures du matin, faire ma toilette et être à l’arrêt du bus avant cinq heures du matin. Une fois le bus arrivé, nous devions lutter pour faire partie du premier voyage. C’est seulement ainsi que je pouvais arriver à l’heure aux cours. Pour une fille que je suis, je me sentais très affaiblie à la suite de cela. Mes vêtements étaient par moments trempés par les grosses gouttes de sueur qui ruisselaient sur mon corps, résultat de ces luttes acharnées. Je perdis cette habitude du petit-déjeuner. Je ne percevais pas plus de cinq cents francs. Cet argent devrait servir pour le transport de la journée, y compris la nourriture. Je ne pouvais pas en vouloir à mes tuteurs parce que je constatais avec dégoût comment nous peinions à avoir notre pitance quotidienne. J’étais orpheline de père, ma mère n’était qu’une pauvre ménagère. Je ressentais comme un abandon en mon être, je perdis même goût à la vie. Tout ce que je vivais était d’une dureté indescriptible. Pourquoi moi ? Avais-je enfreint une des lois naturelles ou m’étais-je écarté du chemin du Père ? Étais-je née pour souffrir ? Que ferais-je pour m’en sortir ? Devrais-je arrêter l’école pour m’adonner à la vie active ? Chaque jour qui passait me laissait plus anxieuse que le précédent.
Cependant, j’ignorais d’où me venait cette force. Je me levais chaque matin, armée d’espoir dans le but d’affronter mon traintrain, vaincre ces vicissitudes de la vie. Un lundi, après les cours de linguistique, je me rendis à un forum sur le numérique, en vue d’acquérir de nouvelles connaissances, organisé par une structure internationale à but non-lucratif. Je nourrissais l’envie d’entreprendre, d’innover. C’est ainsi que j’approchai une autre structure experte en ce domaine. Heureusement, celle-ci accepta de m’aider, depuis l’élaboration de mon projet jusqu’à la réalisation. Celui-ci consistait à assurer la visibilité d’une personne ou d’une entreprise sur les réseaux sociaux. Je devais donc me former au métier de community management, chose qui ne m’intéressait pas auparavant.
Chaque matin, alors que je n’avais pas cours, je me rendais dans les locaux de cette agence philanthrope pour la formation, située à environ douze kilomètres de notre habitation. Même si je ne recevais pas de prime de formation pour le transport, c’était pour moi une toute autre expérience, de gaieté, de connaissances et de nouvelles relations. Je fournissais de plus grands efforts: je devais concilier formation professionnelle et études, sans que l’une n’empiète sur l’autre.
En dépit de tous ces bons moments, ce fut une période très douloureuse de mon existence, en ce sens que la misère ne lâchait pas prise. En effet, c’était la routine : je devais m’arranger pour suivre les cours, aussi bien à l’université qu’à l’agence, sans grands moyens. Une fois de retour à la maison, je subissais le courroux de mon oncle, parfois ivre, exacerbé par ce goût amer que lui offrait la vie. Heureusement que je pouvais compter toujours sur la présence chaleureuse de mon adorable grand-mère. Je surmontais cet enfer car, mon envie de m’en sortir prenait le dessus sur toute chose. Et un jour, satisfaite de mes progrès, ladite agence me mit en contact avec l’une des entreprises nouvellement installée sur le territoire. Ce fut le début d’une nouvelle aventure, aussi agréable que florissante. Néanmoins, je ne perdais pas de vue mes études, mes notes étaient toujours constantes.
Peu importe les atrocités de notre vie, nous devons toujours y faire face, avec hargne et détermination. Toujours penser que la réussite dont l’homme jouit ne s’apprécie qu’à partir des souffrances vécues. Je me laissais transformer par cette pensée. C’est ainsi qu’en deuxième année de master, je réussis à faire à nouveau face à mes difficultés financières. La rédaction de mon mémoire de fin de cycle fut éprouvante mais, tout est bien qui finit bien. Je fus admise au diplôme de master avec la mention « Très bien ».
Un bruit spontané me fit sortir de mes souvenirs. Quelqu’un me frappa à l’épaule, c’était mon petit frère Emmanuel, très coquin ce petit. Ma mère venait d’arriver du champ avec les condiments pour la nourriture. Je l’avais devancée pour me libérer du poids de ma charge, constituée de bois de chauffe. C’est elle qui l’envoya me chercher pour la préparation du diner. Je profitais de ces vacances agréables, dans mon village où il fait bon vivre ; l’air est si frais. Et cela me préparait pour les échéances à venir, les nouveaux contrats et la rédaction de ma thèse de doctorat.