Une femme pas ordinaire

Les lèvres de ceux qui ont appris son secret murmurent discrètement leur admiration et leur étonnement sans mesure.
Cette femme n'est pas ordinaire. Son prénom original livre une partie de l'explication.
Marthe-Marie : un prénom composé pour un tempérament qui ne l'est guère.
Ses parents à la foi chevillée à l'âme et au corps ont puisé l'inspiration dans l'évangile sans pouvoir tomber d'accord.
Le père souhaitait Marie et la mère penchait pour Marthe.
Marthe, celle qui s'active inlassablement.
Marie, celle qui écoute attentivement.
Cette femme emprunte assurément à l'une et à l'autre ,
même si elle avoue un faible pour l'action.
Agir, et au mieux dans l'instant , stimule chaque pore et
chaque muscle de son corps ,
plus encore depuis qu'elle vit avec son terrible fardeau.
Une visite à l'hôpital , il y a huit ans , est prescrite par son médecin soucieux de douleurs de poitrine.
Elle pense que c'est l'effet d'une cinquantaine d'années
menées au pas d'un infatigable chasseur.
Le spécialiste lâche une vérité implacable , et un diagnostic
sans espoir.
L'existence de cette femme se mue alors en un épuisant marathon.
Elle se lance dans une interminable compétition.
Perdre, quel verbe détestable.
Comme sur le pas de tir, elle prend le temps.
Marthe-Marie pratique le tir à la carabine depuis deux ans.
Elle a plaisir à libérer le plomb et à percer la cible.
Sa persévérance et son adresse font mouche , de plus en
plus souvent.
Elle a gagné son premier trophée , juste avant son rendez-
vous médical.
Marthe-Marie qui a appris la patience et la maîtrise de soi
est bien armée pour ce nouveau combat.
Seul son mari est informé.Sa situation professionnelle l'a
toujours éloigné du domicile , mais il la sait quasiment
inusable.
Il a partagé l'existence d'une mère aimante , attentive et généreuse dans l'effort.
Marthe-Marie a éduqué ses deux petits avant de s'engager au service des enfants des autres dans des associations scolaires , culturelles ou sportives.
Par tempérament , son engagement a vite dépassé la raison.
Un projet chasse vite l'autre , de la création d'une radio scolaire à une opération contre les effets du tabac.
Ses actions sont plus nombreuses que les grains de son chapelet.
Entre deux réunions , on la voit en compétition dans le département et dans la région.
Elle accumule les trophées , en toute discrétion.
Marthe-Marie n'est portant fière d'aucun succès.
Surpasser l'adversaire , être la première ne sont pas les ressorts qui l'animent.
Seule a valeur à ses yeux la victoire sur soi , celle qui vous grandit sans blesser quiconque.
Je l'ai connue alors que je dirigeais un lycée dans le sud de la France. Marthe-Marie y avait inscrit ses enfants avant de participer pleinement la vie de l'établissement.
Elle animait l'équipe de volley féminin et ne manquait aucun entrainement.
J'avais souvent plaisir à la rejoindre au bord du terrain.
Je l'entendais encourager les filles en leur rappelant l'objectif des championnats de France scolaires.
Loin de les décourager ,sa rigueur et son perfectionnisme galvanisaient les joueuses.
Les succès obtenus justifiaient son attitude.
Les adolescentes l'estimaient pour son authenticité et sa franchise de ton.
De cette ville vouée à la corrida , elle avait l'esprit du matador.
Marthe-Marie me téléphona un jour brièvement juste pour me remercier de ma constance à ses côtés et me dire au revoir. J'appris par d'autres bouches qu'elle avait avait beaucoup téléphoné.
Rien ne laissait pourtant supposer une fin proche.
Elle continua d'ailleurs les entraînements au même rythme , emmena les filles à diverses compétitions, termina plusieurs fois sur le podium...... jusqu'au jour de son hospitalisation,
huit ans après avoir appris le verdict.
La médecine avait vraiment mal jaugé cette femme à qui la vie tenait.
Huit ans de souffrances physiques et morales , souvent contenues , toujours cachées,rythmés par des hauts et des bas moins réguliers que les dents d'une scie.
Elle me fit cette confession lors de mes visites à la clinique.
La première fois je rencontrais un visage et un corps amaigris , mais un regard habité par une détermination inébranlable.
Sur la table de nuit elle a placé son dernier trophée de tireuse à la carabine au milieu d'une pile bien rangée de romans policiers qu'elle consommait avidement , craignant
peut-être de ne pas connaître le dénouement.
La deuxième fois , je répondis à un message mal enregistré de la clinique informant que Marthe-Marie était au plus mal.
J'accourus... pour la trouver dans son lit en pleine lecture , contente de m'accueillir.
Une infirmière m'assura que la fin était proche selon les médecins ébahis par sa résistance de plomb.
Marthe-Marie demeurait sereine , certaine qu'une autre vie l'attendait tant le temps manquait ici- bas pour tout faire.
Je l'ai visitée une troisième fois pour lui offrir le texte que vous avez entre les mains.
Sans l'épilogue bien entendu écrit après son départ.
Elle tint à lire en ma présence.
Assis dans un grand fauteuil j'attendis nerveusement une vingtaine de minutes.
Sa tête se leva enfin et pour une fois , l'une des premières et assurément la dernière, je vis un vrai sourire détendre son visage. Le lendemain elle décédait....
Epilogue
Les lèvres de tous ceux qui apprennent la nouvelle restent muettes. Beaucoup lui rendent une dernière visite et devant le cercueil s'étonnent.
Sur la poitrine de cette femme apaisée , on peut lire « ne pas déranger».
Trois mots insolites qu'elle a souhaité imprimer sur son tricot préféré , comme une provocation.
Probablement pour défier ceux qui prétendaient qu'elle manquait d'humour.... A l'église la bouche d'un ami choisi soigneusement salue, avec ses mots à elle , fixés sur le papier , ceux qu'elle a aimés et ceux qu'elle n'a pas aimés. Elle emporte chacun dans son mystérieux voyage.
Dehors les clameurs enfantines d'une cour d'école toute proche rejoignent l'azur lumineux .
Jaune et bleu , ses couleurs favorites , forment un magnifique tapis de fleurs.
Les fines mains de la fleuriste sont lasses , mais heureuses d'avoir tressé d'innombrables couronnes , selon les recommandations de Marthe-Marie qui ,à l'article de la mort, lui a téléphoné pour choisir les fleurs de ses propres funérailles
«J'attendrai votre retour de congés» a-t-elle affirmé très sérieusement en apprenant que le magasin fermait une semaine.
Sur le parvis de l'église , témoignages et anecdotes de tous les horizons , échangés furtivement , racontent la vie d'une femme pas ordinaire.