Toute histoire commence un jour, quelque part... Quelle ironie ! La mienne se termine ici, dans cette baignoire sordide, encastrée au coin droit de la petite salle de bain attenante à ma chambre... Je vais mourir... Et c’est la seule chose à laquelle je peux penser pour l’instant....
C’est quand même bête hein... Mourir sans laisser sa trace, sa marque dans ce monde tourmenté et en perdition... Mourir ce n’est pas comme s’endormir le soir en sachant qu’on ouvrira les yeux le lendemain aux premières lueurs de l’aube naissante... Existe-t-il réellement une vie après la mort ? Question à un million de francs. Mourir c’est l’inconnu, je dirai même plus, c’est le Grand saut vers l’Immense inconnue. Je me demande pourquoi soudainement je m’inflige des pensées à réflexion philosophique... Serait-ce parce qu’un doute semble poindre en moi ? Même si c’était le cas, il est trop tard pour moi. Mon sort est scellé. Je suis allée bien trop loin... Je ne peux plus faire ‘’machine arrière’’.
Je m’appelle Marissah et j’ai pris l’héroïque décision de mettre définitivement fin à mes vingt-et-huit longues années d’existence au cours desquelles je suis allée de déceptions en déceptions.
Ne me demandez pas quels genres de déceptions peut amener une jeune et plutôt belle pépite comme moi à une décision aussi extrême et radicale. Mon frère, jeune homme très terre à terre, dirait s’il savait « mais Marie, la vie est pavée de déceptions, et si tu n’as pas encore compris ça frangine, autant que tu sautes le cap tout de suite. ». Ma mère, matrone très pieuse, qui nous a élevé tous les trois, seule, malheureusement ces derniers temps avec la santé fragile, dirait pour sa part avant de faire une attaque « ma fille, comment oses-tu ne serait-ce que penser à une telle abomination en tant que chrétienne ? D’où te vient cette pensée du diable ? Je ne veux pas que tu ailles en enfer. Viens, on prie pour que notre Seigneur Tout Puissant te sorte cette idée abjecte de la tête et te pardonne ne serait-ce que d’y avoir pensé ! ».
Vous l’aurez compris, loin d’être une réplique des « Derniers jours d’un condamné », ceci est plutôt les « dernières pensées d’une candidate au suicide ». Humour noir, je sais. Et ce n’est pas fini car j’ai décidé pour ma dernière lubie sur cette belle terre, non seulement de coucher ces dernières pensées sur du papier, mais ensuite de confier ledit papier à une bouteille que je jetterai en mer ! Eh oui. Un peu bizarre hein ? Je sais. Là, je ne peux empêcher mes lèvres moites de s’étirer en demi-lune. La raison de cette action ? Je ne sais pas trop moi-même... Peut-être est-ce dû à un dessin animé que j’ai vu avec ma petite nièce il y a quelques jours à la télévision...
Toujours est-il que l’idée m’a paru intéressante. Il y’a de très grande chances que la bouteille finisse dans le ventre d’un requin, d’une baleine ou d’un crocodile. Mais que voulez-vous, au point où j’en suis, faire confiance au destin est ma seule option. Je croise les doigts en tous cas, pour qu’un inconnu d’un autre monde la trouve, la traduise et la lise. J’y raconte le roman de ma vie, qui je suis, ce que je faisais, où je vivais, etc. L’inconnu pourra rentrer en contact avec ma famille car j’aurais pris soin de mettre ses cordonnées. Ce qu’ils se diront, je l’ignore... Mais j’y tiens. Je ne saurais vous dire pourquoi mais c’est comme cela. Je tiens à dire que contrairement au schéma habituel des candidats au suicide, je ne compte pas laisser de lettre. A quoi bon... Quand je serai morte, aucune parole, aucun mot ne pourra réconforter ceux que j’ai laissés derrière et qui je crois, m’aiment. Je ne vois pas à quoi ça sert d’ajouter à leur peine qui sera déjà assez immense. Aucune réponse, aucune raison ne saurait à leurs yeux justifier mon geste. Ce qui est fait, est fait. C’est une décision que j’ai prise, et puis c’est tout. Aussi irrationnelle et effroyable qu’elle puisse l’être.
Vous direz peut-être « de toute façon, ça revient au même », et moi je vous répondrai « peut-être bien, ça peut arriver comme ça peut ne pas arriver et il y a de grandes probabilités que cela ne se produise jamais. » Assurément, même si la bouteille dérive sur une plage, et que quelqu’un se saisisse du message, pourquoi se dépenserai-il pour venir rencontrer une famille endeuillée qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, dans un coin du monde qu’il ne maîtrise certainement pas ? Surtout si du temps passe et apaise le chagrin de la famille, c’est vrai que ce serait un peu cruel de venir raviver sa douleur. Tellement d’aléas existent... Le mieux c’est de se dire que cette lettre n’arrivera jamais entre les mains de maman. Un soupir las s’échappe de ma poitrine...
Vous direz peut-être aussi « c’est lâche, compter sur un improbable individu lambda pour venir véhiculer à ta famille les dernières pensées que tu n’as pas eu le courage de leur dire de ton vivant » et encore une fois, je vous répondrai « c’est une manière de voir ; il faut garder à l’esprit qu’il y a un très grand courage dans le suicide. Ne met pas fin à ses jours celui qui veut mais celui qui peut. » Je crois que c’est la peur de l’inconnu qui terrifie le plus et décourage les aspirants au suicide.
Vous aurez certainement du mal à le croire, mais aujourd’hui, j’ai soufflé sur mes vingt et huit bougies. Oh il n’y a pas eu de fête, maman a juste fait un gâteau et de belles brochettes d’agneau marinées dans du Château Noble (vin local) pour l’occasion. On a mangé en famille. Ensuite mon frère est allé à un rendez-vous galant avec Béa une nouvelle conquête, tandis que ma mère a emmené ma sœur à la communion des enfants d’une de ses collègues. Vous comprendrez que j’ai la maison pour moi toute seule, donc risque minime que quelqu’un vienne me secourir... Je n’aurai pas pu choisir meilleur moment...
Je suis sereine à présent, mais il y a encore très peu de temps, j’étais au bord du gouffre, le cœur en miette, le corps meurtrie, l’âme en peine. Si vous m’aviez vu... Bref le désespoir avait envahi ma vie.
« (...) Inconnu, je suis passée par des choses que je ne souhaiterais à aucune femme de vivre. Malheureusement, le temps m’est compté. Je sens déjà les effets des pilules en moi. J’ai juste le temps de te faire la version courte sans trop de détails, avant d’aller m’allonger dans ma belle baignoire bleue cyan que j’ai amoureusement lustrée pour cette occasion toute spéciale.
Cela a commencé avec Belamy, un vacataire qui enseigne dans le lycée de maman. On s’est plu, on s’est aimé et très vite, j’ai décidé d’aménager avec lui... Tout allait bien jusqu’au jour où, voulant concrétiser notre amour, je lui annonce que je suis enceinte. Un homme qui aime sa femme, sauterait de joie, de bonheur ! Mais non. Il n’a montré aucune réaction. J’ai eu l’impression qu’une chape de plomb s’abattait sur mon cœur. Je me suis dit peut-être est-ce de l’angoisse, ou alors, s’agit-il de la panique à l’idée d’être père à nouveau ? Jusqu’à présent, je l’ignore... Plus les jours passaient et plus l’homme que j’avais connu, et tant aimé au point de tout abandonner pour lui, changeait. Et pas en bien malheureusement. Je ne le reconnaissais plus. Je n’avais jamais eu l’impression qu’il me trompait, mais visiblement, notre relation ne le satisfaisait plus. Je me suis confiée à Célina, une bonne amie qui m’a conseillé de supporter jusqu’à la naissance du bébé. Peut-être, arguait-elle, ce bébé pourrait tout changer. Célina était souvent de bon conseil, donc j’ai fait pour le mieux. On a donc continué de vivre ensemble sans plus. Mais tout allait de mal en pis, lorsqu’on ne se parlait pas, on se disputait fortement, il n’était pas violent physiquement mais ses mots... Oh Inconnu, ses mots, ses actes étaient plus tranchants qu’une scie qui me tranchait à chaque fois le cœur. Il va sans dire que tous ces problèmes avaient des effets plus que négatifs sur ma santé. Tout le monde me conseillait de faire attention à mon stress, à mes nerfs (en effet, j’avais déjà eu à faire de nombreuses visites à l’hôpital à cause de ma santé vacillante) ; des amis communs avaient également parlé à Belamy en lui implorant de me ménager au moins jusqu’à la naissance du bébé. Mais il faut croire que cela n’a pas servi à grand-chose puisque le terrible jour fatidique est arrivé...
Peu après mon cinquième mois, au milieu de la nuit, j’ai commencé à ressentir de vives douleurs dans le bas du ventre à intervalles irréguliers... Belamy ce jour-là, insomniaque, surfait sur son Smartphone. Je lui fais part de mes douleurs. Il grogne, marmonne, ne dit rien d’intéressant. Lors d’une de ces contractions, je me rends compte que je saigne. Là j’ai vraiment paniqué pour la vie de mon bébé. Je pleure, me tords de douleurs... Monsieur ne me gère pas. J’ai vu le vrai film, comme on dit ici chez nous. Mais pour l’heure, j’avais plus urgent que de m’appesantir sur son comportement. Je verrai cela plus tard. Pour l’instant, mon enfant d’abord. Tant bien que mal je réussis à me lever et à me trainer hors de l’appartement avec peine, bien décidée à arriver à l’hôpital, dussé-je y aller seule et en rampant sur les graviers acérés de cette route latéritique. Imaginez-vous ! c’est le voisin alerté par mes cris, qui accourt et me porte sur son dos pour m’emmener à pied jusqu’au centre de santé le plus proche ! Comme il fallait s’en douter avec tout ce que j’avais déjà enduré, j’ai fait une fausse couche. J’ai eu l’impression qu’on m’arrachait une partie de moi. Deux ans après, quand j’y repense, j’ai toujours si mal... C’est toujours aussi difficile à supporter. Je ne vais pas m’appesantir sur la douleur d’une femme lorsqu’elle perd son enfant, il n’y a pas de mots assez forts pour exprimer cela...
Durant tout mon séjour à l’hôpital, Bellamy n’est passé qu’une seule fois et c’était pour payer les frais. Aucune émotion ne se dégageait de lui. J’ignorais ce qu’il ressentait. Ici chez nous, les mauvaises langues ont dit qu’il a ‘’vendu’’ son enfant (dans la sorcellerie). Et moi-même je n’étais plus sûre de rien après ce qu’il m’avait fait subir. Du coup, pour éviter que tout le monde ne me rabâche les oreilles à propos de cette suspicion, j’ai tu la véritable histoire, et seuls quelques proches savent ce qu’il s’est réellement passé et par respect pour ma douleur, ils ne me posent pas de questions. (...) ».
J’entrouvre péniblement mes paupières déjà si lourdes et je jette un coup d’œil par la fenêtre de ma chambre... Le jour a décliné. Je ne sais pas quelle heure il est, j’ai perdu la notion du temps... Je me sens engourdie, vaseuse, un peu nauséeuse, mais surtout vidée, sans plus la moindre force... Environ une heure plus tôt, après avoir rédigé mes dernières paroles et après les avoir emprisonnées dans une bouteille, je me suis empressée d’aller vers la plage, demander au cousin Doumbe de m’amener avec lui sur sa pirogue pendant sa pêche. Bien sûr, il ne se doute de rien, c’est un vieil homme qui m’a toujours considéré comme la petite-fille qu’il a perdue trop tôt. J’ai eu un pincement au cœur quand j’ai pensé au chagrin qui sera le sien après que je ne serai plus... A présent, que je fais face au destin tragique que je me suis moi-même choisi, une peur sourde, muette, insidieuse m’envahit, du fond de mes entrailles elle remonte tel un reptile, m’entoure et m’enserre le cœur tel un étau compresseur... Je me sens glacée... Est-ce ça, la mort ? Seigneur qu’est-ce que j’ai fait ? Personne ne peut plus me sauver maintenant... N’est-ce pas là ce que tu voulais Marissah ? Partir en paix ? Mais l’es-tu vraiment, ‘’en paix’’ ? J’ai juste le temps de murmurer ‘Mon Dieu, pardonne-moi’’ avant de glisser dans un sommeil profond, ou plutôt un abîme noir sans fond...
La dernière chose que j’entends, ou plutôt que mon esprit embrumé happé par la douce et glaciale mort croit entendre avant de sombrer, c’est la voix de ma petite-nièce qui crie ‘’Un instant maman, je m’en vais rapidement demander à tata Marissah des cachets pour ton mal de tête !’’
Eh zut ! pensai-je, il semble qu’elles soient rentrées plus tôt que prév...