Une barque sur la Méditerranée

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Cet ouragan de vent terrifiant. Cette bourrasque de vagues terrifiées par l'étroitesse de notre barque qui venait frotter ses crocs contre nous, trempant tous nos vêtements et notre réserve de nourritures. Le soleil entrait peu à peu dans son carcan jaunâtre, prévenait une absconse nuit glaciale. On avait laissé loin nos terres. Nous chevauchions le roucoulement de la mer Méditerranée, à l'aube d'un tsunami de fraîcheur. L'horizon fuyait derrière la nuit naissante. J'étais méditatif quand la mer rougit. Rouge sang reflété sur l'obscurité qui pointait son opacité. Tous les poissons valsaient, se maculaient de sang. Immédiatement, épris de psychoses émanant des pertes en vies humaines divulguées par les médias, les autres et moi tremblotâmes frénétiquement. La barque frétilla comme la tortue à la carapace enflammée. Une stupeur électrique électrocuta notre tranquillité. Les religieux prièrent. Les autres craignaient qu'Archimède ait tort. La barque devrait flotter et non immerger. Braver tous les courants d'eau jusqu'à destination. Mais, il y eut plus de peur que de mal. Les ténèbres étaient ailleurs. On venait d'apercevoir une barque flottante. Elle ressemblait à un cimetière. C'était donc de là que coulait le sang. Les bordures de la barque rougirent, aussi, comme la crainte dans nos veines. Nous l'évitâmes. Des cadavres traînaient à l'intérieur. Diable de vue ! Qu'ils reposent en paix !
J'aurais dû refuser de céder aux caprices de mes géniteurs, pensai-je. Perdu dans des remords infernaux, une violente secousse vint me propulser à l'intérieur de la barque. Une grosse vague nous cogna à nouveau. Notre barque but quelques litres d'eau. Des réserves de nourritures se noyèrent. Des provisions en moins. Ça commençait. La psychose cédait à la réalité macabre des clandestins.
Tombé sur le dos, je fis une prière à Dieu, et une autre à mon féticheur. À ce dernier, j'implorai l'insomnie. Je palpai le tafo, cette ceinture à cuir mystique censée me protéger jusqu'à destination, était attachée à mes hanches. Elle me servait de bouclier, selon le féticheur. Je ne devrais pas craindre le malheur. Et mon père m'en avait rassuré. Il croyait à l'infaillibilité des fétiches. N'eut été lui, je ne me serais guère embarqué dans cette aventure. Le jour où il m'imposa ses ambitions de me faire effectuer ce voyage clandestin, N'zouéba, le féticheur de la famille, était présent. Dans sa visite matinale habituelle, il avait entendu mon père me gronder. Depuis le seuil de la porte, il entendit les bougonnements de mon père. Il l'écouta déverser l'amertume de son échec sur moi. « Tougan, tu as vingt ans maintenant. C'est trop pour que tu continues de dormir sous mon toit. Tous les jeunes de ton âge ont quitté le village pour l'Europe, afin de faire fortune. J'ai décidé de t'envoyer, cette année, en Italie. Parfois, il faut suivre la tendance. Tous ceux qui reviennent de Bengué bâtissent des immeubles pour leurs familles. Alors, ton voyage est une obligation. D'ailleurs, j'ai tout planifié. Je vais tout à l'heure téléphoner à mon ami N'zouéba, le féticheur. Il fera les rituels nécessaires. Tu arriveras à bon port pour nous ramener la fraicheur de l'eldorado. » Quand ma mère s'opposa, il la coupa : « Ne sois pas indigne, femme. Il est temps que ton fils cesse de téter. Les villageois nous haïssent, parce que notre fils est le seul à n'avoir pas franchi les frontières de l'occident. Toutes les portes du village ont chacun au moins un Benguisse. Il est temps que nous fassions aussi les beaux yeux du soleil. »
Il me parla comme gronde le tonnerre. Ma mère ne broncha pas. Quand il se tut une brèche de temps, je plaçai un mot : « J'accepterai volontiers si c'est par avion. Le chemin de la clandestinité est périlleux, monstrueux, funeste. » Comme s'il ne m'avait pas entendu, mon père dit : « Durant les cinq années précédentes, le village n'a enregistré qu'une seule victime. Un jeune homme moins fougueux. Une victime sur cent. Ça ne doit pas décourager un ambitieux. » La discussion dura le temps de la persuasion. Je ne puis lui résister longtemps. Chez nous, on ne conteste pas les décisions de son père. Ses mots réussirent à me pousser à l'aventure. Une aventure périlleuse. Dans la gueule de la mort. Un cheminement à dents de scie. Sur l'épée de Damoclès. Je cherchais encore à contourner les souhaits de mon père quand, soudain, intervint le féticheur N'zouéba : « Je peux vous aider. J'ai déjà aidé plusieurs de ces jeunes dont vous parlez à rejoindre l'Europe. Mes génies sont d'une puissance inouïe dans ce domaine. Abla, tu me connais. Tu connais mes compétences. Ton fils arrivera à bon port. Je te le garantis. » Le féticheur sucra les exsangues convictions de mon père. Il en devint extrêmement excité. Il ne pensa désormais qu'à mon voyage clandestin. Mon refus l'aurait mis sur ses grands chevaux. De toute façon, me convainquis-je, les conséquences qu'il y avait au bout des eaux, n'engloutissaient pas tous les aventuriers. Certains s'en sortaient. Mon père aurait peut-être raison.
 Deux semaines s'égrènent. Je n'hésitai plus. Mon voyage clandestin fut organisé. À la veille de mon départ, N'zouéba me fit venir dans son temple où je bus une grande calebasse pleine de décoction. Des gris-gris de toutes natures firent le tour de ma taille. En un quart d'heure, j'étais prêt mystiquement et spirituellement. Apte à aller contre vent et marrée. « Tu es prêt. Aucun obstacle, qu'il soit naturel ou surnaturel, ne pourra t'empêcher de poser les pieds sur la terre du toubab. », dit le féticheur. Naïvement, je crus en ses balivernes. Erreur de ma vie !
 
 Voilà que maintenant, je suis embobiné dans un engrenage de tourbillons, de vagues inhumaines. La mort se présente à moi. De toutes ses dents. De toutes ses griffes. Dénuée de pitié. Sanguinaire : euphémisme. Cruelle : pléonasme. Elle me menace. Elle me persécute. Depuis le flanc de la minuscule barque d'où je suis perché.
Soudain, un coup fracas me trouble le cerveau. Je deviens comme un naufragé. Un des voyageurs, me croyant sans vie, me prend les bras afin de me mettre debout. Des chuchotements me parviennent : « S'il est évanoui, jetons-le à la mer. Cela réduira notre charge. » : une voix sans cœur. Mais la pitié est-elle mortelle lors de la traversée. Il faut désengorger la barque. De sorte à arriver avec la moitié, sans faire périr tout le monde.
À mesure que nous avançons, mon destin me plaque à la figure des brises cannibales d'eau salée. Une tension de mort plane sur nos têtes. Une ombre de cimetières ténébreux occupe toutes les pensées. L'atmosphère bascule dans l'opacité de l'horizon. La nuit éclore d'une lune ensanglantée. Pendant que l'arc-en-ciel fend les cieux. L'arc-en-ciel ! c'est mauvais signe. Ma génitrice me l'avait dit.
Au moment où s'achève cette histoire, les voyageurs, enveloppés de leurs rêves, tombent dans la mer comme des mangues mûres faisandées tombent des manguiers à Korhogo lors de la saison des mangues. Les cris des morts réveillent les monstres des profondeurs maritimes. La barque zigzague comme un bateau ivre. Des âmes abandonnent leurs corps. La mort est assise sur le cordon ombilical de la vie. Des ramages plus loin, le ciel se couche sur la terre. La nuit naît. La lune boîte. Elle tente péniblement à luire. La barque emboutit la lourdeur de l'obscurité. Elle balance subitement sur un côté. Elle évite d'échouer. La fin est proche. La barque perd l'équilibre et commence à boire de l'eau. D'énormes quantités d'eau. À ce niveau, la vie ne tient plus à un fil, elle s'en va mourir.
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