Le vendredi 24 Août 2007, à 22h30, dans la rue Jacques Chambord, un bar est ouvert. Antoine, insignifiant et mince comme un clou est seul assis au comptoir, complètement ivre. Il commande sa dix-neuvième bière, la vide d'un trait et s'apprête à en commander une autre. Quand soudain, la porte s'ouvre dans un grand fracas. Un grand type rasé, une cicatrice barrant son visage de caïd, entre. Il est vêtu d'une veste de cuir ainsi que d'un jean complètement troué. Il s'adosse au comptoir à côté d'Antoine, qui se retourne d'un air ivre (car il est ivre) et lui dit :
— Tu vas vite bouger tes grosses fesses d'ici, gros balourd !
— Ha ouais ! Tu crois ça ? demande l'homme, légèrement surpris par le ton d'Antoine.
— On n'a qu'à faire un concours. Celui qui boit le plus de bières gagne la place, dit Antoine sous l'effet de l'alcool.
— Si t'y tiens, répond l'homme sûr de lui.
Devant la confiance affichée par l'inconnu, Antoine reprend légèrement ses esprits et se ravise, car il sait qu'il a déjà bu vingt bières et l'autre aucune, le concours ne serait donc pas équilibré :
— Je suis un peu fatigué, tout à coup. Je te propose de faire ce concours demain soir, dit-il.
— Comme tu veux, répond l'autre, donc rendez-vous demain soir, 23h00, ici même.
Et les deux hommes se quittent ainsi, ne sachant trop comment se préparer. Au réveil, Antoine commence à stresser. La situation est un peu absurde.
— Qu'est-ce que j'ai fait ? Je vais me tuer ! s'affole Antoine.
Le lendemain, les deux hommes sont assis à une table, face à face, et commencent à s'enfiler des bières très rapidement. Au bout d'une vingtaine de minutes, l'homme musclé se lève, titube sur quelques mètres, puis s'écroule raide mort. Il avait bu trente-deux bières mais Antoine en avait bu une de plus que lui. Ne mesurant pas la situation, Antoine sort du bar triomphant, mais chancelant lui aussi, et regagne sa maison se trouvant face au bar.
Le lendemain matin, Antoine retrouve ses esprits et repense à l'événement du soir précédent. Quand même ! L'homme est mort pour une place au comptoir ! Et il réalise que l'inconnu est mort à cause de lui. S'il n'avait pas lancé ce concours stupide, l'homme serait peut-être encore vivant. Il se poste à la fenêtre et regarde le bar. Il est entouré de policiers avertis par les témoins. C'est alors qu'Antoine songe à se dénoncer. Ce serait la meilleure façon de se punir. Mais cela voudrait dire souffrir en prison pour le restant de mes jours, songe-t-il.
Le jour suivant, l'enquête sur le "meurtre" avait déjà commencé. Un policier vient chez lui. Aussitôt la porte ouverte, le policier se dit :
"Lui ? Tuer le gros mastodonte, avec son petit corps gringalet ?"
Et, convaincu qu'Antoine n'est pas coupable, il ressort aussitôt, sans même avoir pris le temps de l'interroger. Antoine n'avait pas pu s'expliquer car l'intervention du policier n'avait duré que quelques instants. Résolu à enlever ce fardeau de ses épaules, il décide alors d'aller se dénoncer, descend l'escalier lentement et, lorsqu'il arrive devant le bar entouré de policiers, il prend son courage à deux mains et s'approche de l'un d'eux :
—Je suis la personne que vous recherchez.
Mais le policier ne semble pas l'entendre.
—Eh oh ! Je vous parle ! Vous pourriez m'écouter ?
—Qu'est ce que tu veux, le minus ?
—Je suis l'homme que vous recherchez. Vous savez, celui qui a tué le molosse du bar.
—Un riquiqui comme toi ? pouffe le policier en éclatant de rire. Je te conseille de bien te regarder dans ton miroir et d'admirer ta carrure.
—Mais je vous le jure sur ma propre tête, si vous voulez. Cet incident a laissé une trace dans mon cœur et dans mon esprit, et je veux à tout prix finir ma vie sans ce fardeau, dit Antoine, au bord du désespoir.
—Tu devrais faire du théâtre, toi. Mais file d'ici, avant que j'appelle mes copains : eux, ils n'aiment pas les comédiens.
Voyant qu'il n'a pas le choix, Antoine part, la tête basse. Pourquoi ne veut-on pas le croire ? D'accord, il est tout maigrichon et n'est pas musclé, mais tout de même...
Au fond de lui, il s'attendait à ce genre de réponse car il n'est jamais pris au sérieux, même au travail. En même temps, on ne discute pas beaucoup quand on est distributeur de prospectus. Le soir, il décide d'aller dans un bar, un autre que celui du concours, rendu inaccessible au public afin que l'enquête puisse être menée. Une fois arrivé, il s'installe à une petite table, tout seul, et attend. Au bout d'une vingtaine de minutes, il commence à s'impatienter car personne n'est venu prendre sa commande. Il décide donc de changer de place et s'installe au comptoir, même si cela lui rappelle le très mauvais souvenir de la nuit de samedi. Le barman fait comme si de rien n'était et Antoine doit l'interpeller trois fois pour qu'il prête attention à lui. Lorsque sa bière est enfin servie, Antoine commence à se noyer dans l'alcool pour oublier tous ses malheurs. Soudain, la porte s'ouvre dans un grand fracas. Cette fois ce n'est pas un caïd qui entre dans le bar, mais plusieurs policiers armés qui, fatigués, décident de s'accorder un petit repos. Antoine se dit que c'est peut-être sa dernière chance de se dénoncer avant que sa blessure intérieure ne devienne insupportable. Les policiers ont l'air épuisés et ne semblent pas avoir progressé dans leur enquête. Antoine en profite pour demander :
—Alors, vous en êtes où dans vos recherches ?
—Ça ne te regarde pas, morveux !
— Faites-moi interroger et vous en serez récompensés.
L'interrogatoire commence alors. Antoine leur raconte l'évènement en détail et les policiers l'écoutent, sans rien dire. A la fin de son récit, les policiers se disent :
"Il dit surement la vérité. Et puis, qui aurait envie de vivre derrière les barreaux ?"
Et c'est ainsi qu'Antoine finit en prison, comme il le souhaitait. Il a enfin pu effacer cette trace intérieure et pu laver son péché. Il pourra finir sa vie sans le poids de ce fardeau sur ses épaules et a enfin été pris au sérieux.