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Nouvelles :
  • Policier & thriller
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  • Voisins - Voisines
— Madame ! J'crois qu'on a un problème !
Le jeune Kylian surgit dans le salon, une petite masse à la main, l'air dépité.
— Ah ? Rien de trop grave j'espère, j'ai un budget réduit, vous savez...
L'artisan se dandine d'un pied sur l'autre, le visage pâle et l'air perdu. Il va falloir que je me lève. Je pose mon journal et le suis dans le couloir.
Kylian m'a été recommandé par une amie, je l'ai choisi pour refaire ma salle de bain, déplacer une porte et monter un bout de mur. J'imagine qu'il a démoli la cloison avec un peu trop d'ardeur... Je soupire d'avance en essayant d'estimer le surcout de sa maladresse.
Le bruit qui sort de ma gorge quand je passe l'angle du couloir mérite la censure.
En essayant de décoller le miroir installé au-dessus du lavabo, Kylian en a brisé un morceau, ce qui a révélé... qu'il s'agit d'un miroir sans tain, donnant dans le salon de mon voisin. À travers la cloison légère, un fauteuil crapaud et une table basse nous font face.
 
J'habite cet appartement depuis quinze ans, je viens de finir de le payer. Et depuis quinze ans, mon voisin, monsieur Garippe, me salue dans l'ascenseur, dans le parking, dans la rue. Chaque fois, nous discutons un peu, de tout et de rien. Il m'aide à porter des courses ou des colis lourds, je prends des nouvelles de ses enfants. Monsieur Garippe est divorcé, sa femme l'a quitté il y a longtemps déjà, avant mon arrivée dans la résidence. Mais je l'ai souvent croisée qui accompagnait ses deux enfants chez leur père. Les enfants sont grands depuis longtemps et monsieur Garippe m'a toujours inspiré un léger sentiment de pitié. Seul. Toujours vêtu de gris. Un chapeau trop mou en équilibre sur un crâne dégarni. Le dos vouté. Le teint pâle des gens qui bronzent à la lumière bleutée de leur téléviseur ou de leur téléphone. Et si seul.
— M'dame, si c'était chez ma mère, moi, le type, j'le plante !
Comme quoi, il est facile de se tromper sur les gens. Une furieuse envie de vomir me traverse, subtil mélange de lucidité et de mortification.
Kylian a l'air tout ce qu'il y a de plus sérieux. Il est sympa, ce jeune. Posé, intelligent. Je vois ses mains trembler.
— Dites-moi, Kylian, vous avez de quoi construire une cloison de quelle longueur ?
— Oh, largement assez pour tout boucher, vous inquiétez pas !
— Vous auriez de quoi faire un beau mur et le peindre ?
Le jeune homme me regarde, ahuri.
— C'est quand que vous vous énervez ?
— Je suis folle de rage, Kylian...
 
Je l'abandonne dans la salle de bain et passe dans ma chambre. Sans que je puisse l'en empêcher, mon cerveau projette en boucle et à une vitesse fulgurante tout ce que j'ai fait ou pu faire dans cette salle de bain, en quinze années. Salopard.
Dans le tiroir à sous-vêtements, à l'abri des turpitudes du monde sous de la soie crème et parfumée, mon Beretta 92 frétille comme s'il avait passé des années à attendre ce moment. Je ne m'en suis pas servie depuis longtemps, il est possible que j'aie un peu perdu la main, mais à moins de trois mètres, je suis sûre de m'en sortir avec les honneurs. J'attrape la boîte de cartouches sous une culotte taille haute, charge le pistolet, revisse son silencieux et le glisse dans mon dos, dans la ceinture de mon jean.
— Bon, Kylian, il est temps pour vous de faire une pause. Prenez le reste de la journée, mais laissez-moi votre matériel s'il vous plait. Bien sûr, je vous paye le temps convenu et l'intégralité de ce que je vais utiliser. Je vous offre même une pizza et tous les suppléments.
Comme il ne répond pas, je retourne dans la salle de bain, et je le trouve le nez collé sur la partie intacte du miroir, les mains de part et d'autre du visage.
— C'est dingue, on ne pouvait pas le voir, même pas s'en douter...
— Non ce n'est pas ça qui est dingue, Kylian. Ce qui est dingue, c'est l'avenir que je vais créer derrière ce miroir. Soyez gentil, revenez demain.
Je passe au salon et choisis mon fauteuil préféré, que je traine pile en face de celui de mon voisin. Je pose à côté une petite table sur laquelle j'installe une carafe d'eau et un paquet de bonbons, dans un bel effet miroir qui me semble approprié, le tout sous le regard du maçon médusé.
— Vous faites quoi ? Me dites pas que vous allez l'attendre comme ça...
— Vous ne croyez pas si bien dire, je ne vais pas l'attendre « comme ça »...
— Je peux rester ?
— Non.
Il passe à son tour dans le salon et ramène une chaise.
— Je vous laisse pas seule avec ce malade, on ne sait jamais.
Je suis touchée, mais il n'est pas question de mettre en danger ce jeune homme qui a la vie devant lui. J'ouvre la bouche pour protester, mais du bruit en provenance de l'appartement voisin nous impose le silence.
Je n'ai plus le choix.
La porte d'entrée va s'ouvrir et monsieur Garippe fera son entrée dans son salon dans quelques secondes. Kylian me jette un regard entendu et, avec une synchronicité qui force le respect, nous nous asseyons en silence.
Je sors le pistolet de ma ceinture.
Instantanément, ma concentration est telle que le jeune homme s'évapore de mon champ de vision, lequel se trouve réduit à l'ordure qui va se présenter devant nous.
J'inspire.
J'entends des bruits de pas et la silhouette avachie de mon voisin s'encadre dans le miroir brisé. 
Je bloque ma respiration.
Il lui faut un petit moment pour prendre la mesure de ce qu'il découvre. Je ne le jurerai pas, mais je crois voir l'horreur traverser son regard de fouine et son visage se figer de trouille quand il me distingue enfin, assise bien en face de lui, le Beretta pointé dans sa direction. Je savoure l'instant sans lui laisser le loisir d'émettre un son. Un simple geste de la main et la balle traverse le miroir d'une belle ligne qui finit sa course dans le corps mou et moche du malingre. Monsieur Garippe reste encore une fraction de seconde debout, avant de tomber non sans une certaine grâce et de finir son existence de pervers sur le parquet flottant de son salon à la décoration bas de gamme.
Je souffle.
Je le fixe, le cerveau à l'arrêt.
Je ne suis que respiration.
— Vous déchirez...
Kylian vient de murmurer, se rappelant ainsi à moi. Merde. Je ne veux pas embarquer ce gosse dans mes règlements de compte.
— On va refermer, c'est ça ?
— Pars et oublie ce que tu viens de voir, s'il te plait...
Mais le jeune homme est déjà debout et commence à rapatrier de quoi boucher la cloison.
 
Nous passons les dernières heures du jour à construire un mur, et la nuit qui suit à plâtrer et peindre le côté de ce mur qui donne dans le salon de monsieur Garippe. Nous n'avons pas échangé un mot, travaillant en parfaite symbiose, communiant dans notre rejet de la perversité.
Au petit matin, le salon est pimpant, à un corps près qui gâche l'ambiance en flottant dans la flaque de son sang coagulé. Nous achevons le nettoyage de nos traces et des débris du miroir et sortons de chez monsieur Garippe par sa porte d'entrée.
— Ça vous dérange si je prends ma journée ? J'ai besoin de me reposer, je reviens demain pour finir la salle de bain.
— Non bien sûr. Merci, Kylian, à demain.
Comme tous les jours, il range son matériel avec soin et passe un coup de balai pour ôter les morceaux de verre et de plâtre qui restent, avant de se laver les mains comme on le lui a recommandé : jusqu'aux coudes. Il me fait un petit signe, enfile son blouson sur son bleu de travail et quitte mon appartement.
 
Je me promets d'attendre que le cadavre sente pour donner l'alerte. D'ici là, je ne manquerai pas de recommander Kylian, un très bon ouvrier.

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