Un sou neuf

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections

Nouvelles - Littérature Générale Collections thématiques
  • Entraide
  • Histoires De Noël - Pour Les Grands
Le père Noël décrépit s'avança vers moi. Je l'avais vu venir au loin. Pas étonné. Ce don m'accompagnait depuis l'adolescence. Quelque chose dans le regard qui attirait sur moi les demandes et conversations du péquin lambda. Un passant perdu dans la multitude, c'est moi qu'il choisissait comme phare dans la nuit. Une vieille dame en quête d'une oreille amie, une heure plus tard, je connaissais toute sa famille. Un mendiant stoïque assis à la porte d'un commerce, c'est à mon passage qu'il sortait de sa torpeur pour me demander une cigarette. À chaque fois, je répondais avec patience, donnant quand je le pouvais, renseignant de mon mieux. L'homme fit tintinnabuler sa cloche devant mon nez et secoua une boîte pleine de pièces. Je le toisai.  Son manteau vert loqueteux dépassait d'une ceinture en simili cuir écaillée. Ses bottes noires détrempées déteignaient sur l'ourlet de son pantalon. Seule sa barbe semblait véritable. Bouclée, blanche, vénérable. Depuis peu, j'avais rejoint une association qui faisait des maraudes et proposait aux sans-abris des couvertures, de la nourriture et des boissons chaudes.
 
— Je vous reconnais. C'est vous qui aidez les pauvres, commença-t-il en souriant après que j'eus glissé une pièce de deux euros dans la fente.
Honteux, j'acquiesçai. Ma participation à ces rondes n'était pas le fruit de ma grandeur d'âme. En vérité, j'y allai surtout pour retrouver Marion, une amie d'enfance dont j'étais éperdument amoureux.
 
Je discutai quelques instants avec lui, feignant de m'intéresser à sa situation. Avait-il de quoi manger ? Où dormirait-il ? Il m'assura qu'il n'avait besoin de rien. Je restai à ses côtés, un peu l'écart pour ne pas le gêner dans sa quête du chaland. Les enfants qui le croisaient le regardaient méfiants. Cet individu, pâle copie du Père Noël, ne pouvait être qu'un imposteur. Les rues se vidèrent peu à peu. Le halo orangé de l'éclairage termina de décolorer ce qu'il restait des couleurs de son costume. Le début de la maraude approchait. Marion serait bientôt là.
 
Je proposai à l'homme de boire un verre dans le bar d'à côté. Je voulais qu'elle nous surprenne en train de deviser, ses yeux remplis d'admiration devant mon acte de bonté. L'homme commanda un chocolat chaud.
— Vous imaginez, si on surprenait le Père Noël en train de boire de l'alcool, dit-il, hilare.
 
Deux clients assis au fond du bar parlaient à voix basse. Le patron retournait les chaises sur les tables d'un air las. Je ferme dans quinze minutes, annonça-t-il d'une voix forte en approchant de notre table. Il fixa d'un œil sévère, les pièces que l'homme avait déversées sur la table.
— Pas mal, marmonna le Père Noël dans sa barbe après avoir compté ses pièces.
Il rangea le tout dans une banane dissimulée sous les pans de son manteau.
 
— Alors, ça avance ton histoire avec Marion ?
Je sursautai.
— Thomas. Je suis le Père Noël. Je sais tout de toi. Les maraudes, tout ça. C'est du vent. Admets-le. Je sais que c'est pour elle. Une beauté pareille. Et quel cœur elle a ! Tout ton contraire.
Je voulus l'envoyer au diable. Pour qui se prenait-il ce Père Noël au rabais ?
— Inutile de t'énerver. Son âme est généreuse, la tienne mesquine. C'est ainsi. Il m'est impossible de te l'offrir pour Noël. D'ailleurs, même si je disposais d'un tel pouvoir, je refuserais d'en user. Elle doit te trouver et te choisir. Pour une fois, c'est moi qui déciderai de ce que tu trouveras sous le sapin.
 
Ma colère s'effaça au profit d'un fou rire incontrôlable. Excellent, ce clochard grimé en Père Noël décati feignant de tout savoir de moi. Il m'interrompit avec un « Ho Ho Ho » tonitruant. D'une voix forte, il énuméra tous les cadeaux que j'avais reçus à Noël. Les années défilèrent. Des présents oubliés depuis longtemps ressurgirent. Il récita aussi les lettres au contenu bizarrement poétique que seule la candeur enfantine vous fait écrire.
— Comment pouvez-vous être au courant ? balbutiais-je interloqué. Je... Vous vous jouez de moi... Une farce... Ma sœur... Mes parents peut-être ?
— Sophie n'y est pour rien. Pas plus que Martine ou Joseph. Je suis le Père Noël. Le vrai. L'unique.
Je fixai son regard, essayant de déceler une trace de forfaiture.
— Noël est dans deux jours. Tu as 48 heures pour accomplir une action désintéressée. Mais n'oublie pas, même si tu y parvenais, je ne te promets pas les bras de Marion, juste la possibilité qu'elle puisse commencer à te voir. Qu'en dis-tu ? Termina-t-il en lançant une pièce en l'air comme pour s'en remettre au hasard.
Elle claqua sur la table puis, après avoir rebondi deux fois, s'engouffra dans la fente, comme guidée par un fil invisible.
 
Je me levai brusquement et, dans ma fuite emportai une série de chaises qui tombèrent dans un fracas assourdissant. Une fois dans la rue, je me retournai pour m'assurer que ce fou ne m'avait pas suivi.
— Attention !
Je me cognai contre un corps, perdis l'équilibre et m'affalai sur le trottoir. En me relevant, je sentis une chaleur sur mon ventre. Des traces d'une substance, beigeasse et légèrement visqueuse s'étalait sur mon pull.
— Ça va, tu ne t'es pas fait mal ?
 
C'était Marion. Son regard doux se posait tendrement sur moi. Sous le choc, la marmite de soupe lui avait échappé des mains. Une nappe odorante et fumante coulait dans le caniveau. Tout ce gâchis et pourtant, elle ne paraissait pas fâchée.
Je lui racontai l'épisode. Marion était trop bonne pour me juger, j'abordai donc sans honte, la partie fantastique de mon récit. En revanche, j'occultai les reproches que m'avait adressés ce vilain Père Noël au sujet de mon hypocrisie.
 
Quand j'eus terminé, elle prit un air soucieux. Comment pouvait-il connaître le prénom de mes parents ? Et les cadeaux ? Était-il dangereux ? Elle m'attrapa la main et me tira vers le café. Lorsque nous entrâmes, le barman leva les yeux au ciel et agita un poing menaçant en direction des chaises posées sur les tables. Personne. Marion ne dit plus un mot. Je la suivis jusqu'à sa voiture où elle me tendit une seconde marmite toujours silencieuse. Je marchai à ses côtés comme un chien fidèle, assistant patiemment à ses marques d'empathie envers tous les pauvres bougres du quartier.
 
Diego, un autre bénévole, nous rejoignit. Sans me demander mon avis, il m'arracha la marmite des mains et s'intercala entre Marion et moi. En s'apercevant de sa présence, elle stoppa net ses bontés pour lui parler. Son visage s'éclaira et j'eus l'impression de la voir pour la première fois. Ses yeux brillèrent d'un éclat intense, ses joues rougirent et son nez mignon se retroussa. Autour d'eux, le monde semblait plongé dans le noir. Un direct au ventre me terrassa. Je n'avais envisagé Marion que sous le prisme d'un objet sublime et désirable que je voulais à tout prix posséder. Je vis qu'elle trépignait, qu'elle avait envie de Diego, de ses bras, de sentir la brûlure de sa barbe sur son corps. Je m'enfonçai au cœur des ténèbres. Lorsque j'en sortis, l'aspect désolé de la rue plomba mon âme en perdition.
 
Une main sur mon épaule. Le père Noël engoncé dans un costume rutilant me souriait. Il brandit sa fameuse boîte. Je lui signifiai mon dénuement. Son visage devint triste, puis il s'éloigna. Dissimulée derrière ses larges épaules, apparut une vieille dame peinant sous le poids de deux gros sacs. Sa démarche traînante et son souffle court, dessinant devant sa bouche un épais nuage de buée, m'émurent. Je me précipitai pour l'aider. Ses yeux exténués me jaugèrent. Elle me remercia et déposa son fardeau devant mes pieds. Je la laissai me guider jusqu'à chez elle. Au moment de la quitter, la voix du père Noël résonna dans ma tête.
— C'est un bon début.
  

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation