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Il n'avait jamais vu ça...
Assis sur le perron de la petite maison aux volets bleus, François se gratte la tête en consultant machinalement le dossier qu'il connaît déjà par cœur. Cuisine équipée, chauffage au gaz, deux chambres claires et spacieuses, salon lumineux donnant sur un charmant petit jardinet traversé par un chemin de dalles rondes...
Les derniers visiteurs viennent de refermer le portillon, avec la mine blasée de ceux qui en ont déjà trop vu.
En vingt-sept ans de carrière dans l'immobilier, il n'avait jamais vu un bien rester aussi longtemps à la vente.
Devant lui, le « charmant petit jardinet » ressemble plutôt à un labyrinthe botanique dans lequel le « chemin de dalles rondes » serpente parmi des ronces épaisses et menaçantes...
Il sort un paquet de biscuits de sa mallette et grignote en rêvassant.
Il repense à l'enthousiasme de ses premières années. À ses premières présentations, à sa première maison vendue. Une petite « fermette dans un cadre bucolique », une maison à rénover entièrement, coupée de toute civilisation... Sa fierté et le champagne qui coulait à flots sous les yeux admiratifs de ses parents et le regard amoureux de sa fiancée.
Cette petite maison est pourtant tout à fait agréable. Il a pourtant mis toute son énergie, toute sa verve au service de la propriétaire qui ne sait plus comment se défaire de ce boulet immobilier. Il a pourtant tout fait pour susciter, à grands renforts d'élans créatifs, l'imagination de potentiels acheteurs. « Imaginez le potager que vous pourriez créer dans ce petit coin de paradis, les fleurs du jardin, fraîchement coupées et posées sur la jolie table de la cuisine baignée de clarté matinale, vos amis accoudés au bar surplombant la cuisine toute équipée... Avez-vous vu ce four ? Et ces plaques vitrocéramiques en parfait état ? On peut déjà sentir les odeurs de civet ou de blanquette qui se répandent en un délicat fumet, sous la toiture entièrement révisée, pour atteindre les narines frémissantes de vos enfants, jouant en parfaite quiétude, dans la chambre spacieuse. »
Non, il ne comprend pas...
Le ciel s'éteint doucement quand il songe enfin à quitter le perron bétonné pour rentrer chez lui.
Le lendemain soir, sa voiture grimpe de nouveau la route escarpée pour se garer devant la petite maison au charmant jardinet. Il sort une tondeuse de son coffre, sous le regard amusé des voisins qui guettent ses allées venues derrière les rideaux ajourés de leurs cuisines provençales.
Deux heures suffisent pour rendre au petit espace vert tout le charme dont on l'avait qualifié. Heureux, François reprend sa place sur le perron pour admirer le travail accompli, constatant tout de même que le cerisier aurait grand besoin d'être taillé...
Il s'y emploie le soir suivant et n'est pas peu fier du résultat obtenu, ce dont il se récompense en picorant quelques fruits, assis au pied de l'arbre. Le soleil, qui se cache peu à peu derrière les toits environnants, l'enveloppe d'une lumière rosée apaisante. Et c'est le sourire aux lèvres que François rentre dans son duplex-terrasse du centre-ville lorsque la nuit est déjà tombée.
Il affiche ce même sourire le lendemain lorsqu'il dépose en sifflotant quelques outils dans le charmant jardinet et quelques boissons fraîches derrière le bar de la petite cuisine équipée.
Soir après soir, François s'applique à redonner vie à la petite maison qui le lui rend bien.
Durant ces quelques heures quotidiennes, François est heureux, serein, loin du brouhaha de sa vie professionnelle, loin de l'effervescence, de la pression ou de l'ennui. Heureux d'obtenir une reconnaissance silencieuse et gratifiante de ses efforts enjoués.
Et il s'affaire, François. Il nettoie, retape, cloue, scie, peint... Jusqu'à tout oublier... Le temps, les amis, les autres maisons, et son propre appartement.
Jour après jour, soir après soir, lorsqu'il quitte collègues ou amis, François fait chanter le trousseau de clés de la maison au jardinet dans la poche de sa veste froissée.
Jour après jour, soir après soir, il entasse dans le coffre de sa berline divers sécateurs, marteaux, visseuses, packs de boissons, biscuits en tous genres et autres accessoires qu'il accompagne systématiquement d'un « au cas où » libérateur...
Puis, un soir, après avoir travaillé plus longtemps qu'à l'accoutumée, il est heureux de s'installer, dans l'une des chambres spacieuses, sur un lit improvisé, constitué de caleçons et autres sous-vêtements trouvés dans les recoins de la berline.
François organise ainsi sa nouvelle vie, se rendant chaque matin à l'agence, pour y commencer son travail après une douche rapide dans le cabinet de toilette judicieusement accolé à son bureau, et ramenant, en quelque sorte, du travail à la maison le soir. Dans le plus grand secret et à la lumière de son téléphone portable, rechargé durant la journée, il continue dans la pénombre silencieuse à rendre l'habitation plus accueillante. S'il s'acharne à restaurer la petite maison, il met beaucoup moins d'empressement à diffuser l'annonce dorénavant en page vingt-quatre du site Internet, derrière moult villas trois chambres, pourvues de délicieuses pièces à vivre ouvrant sur terrains arborés...
Quelques jours passent ainsi. Plusieurs semaines peut-être.
Un matin, il reçoit un appel. Un homme à la voix grave et décidée l'interroge au sujet de la maison référencée D-392 sur son site Internet. La maison au jardinet.
Il est content, François, mais pas tant que ça...
Un rendez-vous est fixé pour visiter la maison dès le lendemain matin, huit heures.
Cependant, dans la nuit... Un fâcheux concours de circonstances... Un sommeil agité, un dîner mal digéré, un téléphone mal rechargé, un réveil qui n'a pas sonné...
François est éveillé par un soleil timide filtrant à travers les vitres sales pour caresser tendrement son lit de sous-vêtements chiffonnés.
Quand il s'étire en bâillant devant la fenêtre largement ouverte pour laisser s'engouffrer une petite bise matinale rafraîchissante, il est quelque peu surpris de se trouver face à un couple sans âge, bien campé dans le jardinet et reluquant son caleçon d'un air horrifié.
Mais il sourit, François, dans le matin clair, parce qu'il savoure le bonheur de commencer une journée, une vie, dans celle qu'il sait être désormais sa maison. Oui, il sourit, tandis que les visiteurs s'éloignent vers le portail en dodelinant de la tête, murmurant que, décidément, ils n'ont jamais vu ça.
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