La grange avait désormais un nouveau toit. Cinquante panneaux solaires le recouvraient. Cela changeait des vieilles tuiles creusées par le temps et servant de nichoirs aux hirondelles. Tante Suzanne n'était pas peu fière de son investissement. Certes, l'emprunt avait été conclu sur vingt ans, mais son décès mettrait certainement un terme plus rapide aux remboursements. Est-ce que ceux-ci retomberaient sur les épaules des neveux de Suzanne ? Elle n'avait pas voulu y réfléchir, ce serait le cadet de ses soucis lorsqu'elle reposerait bien droite entre quatre planches de cocotier.
L'intérieur de la grange avait lui aussi fière allure ; il était presque aussi beau qu'un visage refait d'une star des années quatre-vingt. Une table en époxy avait été installée, elle accueillerait le repas des anciens du club de handball de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. L'équipe avait gagné le tournoi des plus de soixante-dix ans, coiffant sur le fil les Lions bleus de Saint-Pierre-de-Bressieux. Tante Suzanne avait peaufiné le menu qu'elle proposerait : escargots toulousains cuits au four solaire, œufs de cigogne à la boulangère et leur sauce à l'ortie, Dampfnüdel aux figues du jardin. L'amicale des joueuses de scrabble de Saint-Paul-d'Izeaux s'était proposée pour aider.
Les handballeurs viendraient en bus électrique, ils avaient dit qu'ils se débrouilleraient. Tante Suzanne craignait un peu pour ses pots de géraniums en imaginant les manœuvres du bus dans son allée de gravillons. Elle surveillerait ça de près.
La presse locale avait été invitée. Darthoux, le conseiller départemental sans étiquette, avait dit qu'il passerait, alors qu'on ne lui avait rien demandé.
La sonnerie du téléphone coupa Tante Suzanne au beau milieu des préparatifs. Elle courut jusqu'au salon, car évidemment son appareil était filaire, on était à la campagne quand même. Suzanne reconnut la voix de la vieille Andrée, qui voulait l'informer d'une idée qui lui était venue en regardant la veille le téléfilm de France 3. Et si après le repas dans la grange, on organisait une déambulation dans le village pour éveiller les consciences sur l'urgence climatique et environnementale ? La vieille avait déjà imaginé le parcours : le cortège partirait de l'EHPAD La Caravelle, prendrait la route de Brezins jusqu'au salon de coiffure, et terminerait à l'étang de Chanclau, où l'on pourrait faire brûler une mascotte comme au carnaval. Tante Suzanne mit le holà : la fin de l'idée n'était pas très écologique. Il serait beaucoup plus adéquat d'organiser un nettoyage de l'étang, on disait qu'il s'y trouvait des carcasses de vélos, voire un ou deux aspirateurs. L'affaire fut entendue et la conversation suspendue.
Suzanne avait à peine raccroché qu'elle entendit ses neveux qui venaient lui dire le bonjour. Ils s'étaient rendus chez elle à vélo, comme toujours, feignant d'obéir aux consignes écolos de leur tante alors qu'ils n'avaient tout simplement plus les moyens de faire le plein de leur vieille BX. Ils apportaient un alcool de pommes de leur fabrication, qui selon eux pourrait agrémenter le café servi à la fin du repas. Suzanne songea que ce ne serait sans doute pas la meilleure des idées si on voulait ensuite dignement défiler pour le climat et la biodiversité. Elle n'en dit rien et les remercia, avant de les congédier.
Tante Suzanne n'avait plus beaucoup de temps, il était l'heure de faire un brin de toilette devant l'évier de la cuisine, mais elle décida de s'accorder dix minutes pour lire le journal. Elle regarda la page des décès, mais son œil fut vite attiré par un encart un peu plus plaisant : l'association du temps perdu organisait un concours de nouvelles comme Tante Suzanne les affectionnait, à savoir comme au bon vieux temps. Il n'y avait pas à se connecter à l'internet pour envoyer son texte, on ne consommait pas ainsi l'équivalent de six heures d'éclairage par un clic intempestif. Il fallait tout simplement expédier sa nouvelle par la Poste. Le thème du concours était « un repas qui va tout changer ». Elle imaginait le participant de base qui allait raconter un repas de famille conduisant à une révélation d'ordre généalogique, crise de nerfs comprise. Pour sa part, elle savait déjà qu'elle raconterait un repas entre bons amis précédant une marche des fiers défenseurs de la planète. Et tant pis si on jugeait son texte trop court et si elle ne remportait pas le premier prix !