Un p'tit coin de doute

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Nouvelles - Littérature Générale

Il est 14h30. C'est mon heure. Depuis dix ans que je travaille dans cette boite, mon intestin est réglé comme du papier toilette. C'est lui le patron. Quand il dit 14h30, c'est 14h30. De toute façon, c'est toujours 14h30. Et moi, j'obéis. 
À 14h30, les toilettes des mecs sont toujours libres. Je crois que tous les organismes de l'entreprise se sont mis d'accord sur les horaires. Quelle belle organisation. Sans doute un truc de biologie communautaire. C'est beau la science. 

14h30. Me voilà donc, pantalon baissé jusqu'aux chaussettes à carreaux, coudes sur les genoux, portable entre les mains. Je joue aux échecs contre un Russe au chômage. J'ai le temps aujourd'hui. Je me suis permis de faire un match en dix minutes. Il est fort le bougre. Ça va se terminer au temps cette histoire. Au moment de rocker, une salve de messages trouble ma concentration. Après une micro seconde d'hésitation, j'exécute quand même mon coup. Puis un autre. Puis encore un autre. Quelques instants plus tard, alors que je domine enfin le Ruskoff, mon attention quitte l'écran et se focalise sur l'agitation croissante qui se diffuse à travers la fine porte des toilettes. Ça parle, ça chahute. Et le troupeau de voix grossit à ouïe d'oreille. Ça me perturbe. Normalement, quand une personne entre dans la salle de repos, elle se sert un café et se casse. Surtout à 14h30. Là, autant de personnes en même temps ça sent mauvais. Ils ne partiront pas de sitôt. Et moi, acculé dans les toilettes, sans porte de secours. Et puis, ça sent vraiment mauvais. Putain la honte s'ils comprennent que je suis là. Et la p'tite Louise. Si ça se trouve, elle est là la p'tite Louise. Fait chier. 
Faut savoir que je suis hyper pudique en ce qui concerne le bronze. C'est même maladif. Il m'arrivait, dans mes anciens boulots, de rentrer chez moi ou de déambuler dans la rue jusqu'à trouver un troquet désert simplement pour y déposer la belette en toute tranquillité. En toute discrétion. Et puis, c'est un des seuls moments dans la vie où t'es vraiment tranquille. Pour moi, les chiottes, c'est un peu ma salle de yoga, mon confessionnal, mon terrier. Un moment privé et sacré. 
Mais je me retrouve là, à 14h38, cul nu, à côté de blaireaux qui sont là à se bidonner tranquille l'air de rien, sans imaginer une seconde le drame qui est en train de se jouer à quelques mètres d'eux. Il est hors de question de sortir. Je suis là depuis bien trop longtemps pour que ce soit un simple pipi. Personne n'est dupe. Je suis pris au piège. 
Mais mon instinct de survie reprend le dessus. Je redresse mon portable qui pendait lamentablement entre mes mains et le maintiens fermement devant moi. Je ferme la partie d'échec. Putain de Russe. Il s'en sort bien. Je regarde alors les messages reçus plus tôt. Mon dieu. Que le saint Lotus me vienne en aide. Le premier message est celui du patron. Pas mon intestin. Le patron de la boite. Il convoque les trente employés pour une réunion de crise dans la salle de pause. Salle où se trouvent les toilettes, vous l'aurez deviné. Le deuxième, c'est celui de Nico, mon collègue, qui me dit de sortir vite des chiottes car tout le monde arrive. Ce message me touche. On est comme cul et chemise avec Nico. C'est un chic type. Mais de là à me prévenir pour que je puisse sortir à temps des toilettes... Quel ami ! J'ai la larme à l'œil. 
— Merci à tous d'être venus ! s'écrie soudainement une voix derrière la porte.
Mon échine se rigidifie et je serre les fesses. C'est le patron Eude Bougnac. Un vrai con. 

La réunion commence. « Quelle idée de faire une réunion ici ! », me dis-je hors de moi. Tout le monde se tait. Le silence envahit la pièce et me plonge dans une angoisse profonde. Je n'ose plus bouger. Je retiens ma respiration. 
— Tout le monde est là ? demande Eude.
Je sens mon cœur qui déglutit.
— Il me semble que oui, répond une fois familière.
C'est Nico ! Ô Nico ! T'es le meilleur ! J'vais t'en payer des pintes après cette histoire, mon pote ! 
— Très bien, on peut commencer, annonce alors Eude.
Une fois le silence revenu, tous les employés semblent attendre le discours du patron. Moi derrière ma porte, je suis terriblement soulagé. Tout va bien se passer. Je vais attendre la fin du discours et hop. Libéré. Mon corps et mon esprit se détendent un peu. Mon cœur reprend un rythme convenable et je desserre légèrement les fesses. Trop, peut-être... 
Une déflagration venant de la céramique retentit et me fait sursauter. Sidéré, n'y croyant pas une seconde, je baisse mon regard comme si quelqu'un d'autre venait de lâcher cette caisse délatrice. Mais il fallait se rendre à l'évidence. J'étais seul ici. C'était bien moi. Je venais de me trahir. Le son avait été puissant et vif. Ils avaient forcément entendu. 
— Il y a quelqu'un ? demande alors la voix de Eude derrière la porte.
« Quoi ? » pensai-je hors de moi. « Mais quoi ? Mais n'importe quel être humain normalement constitué se doit d'ignorer ce genre de bruit ! C'est une tradition ancestrale ! Dans un contexte mondain, si quelqu'un s'oublie, on se doit d'ignorer et de faire comme si de rien ! Mais quel monstre relèverait ça ?! »
— Il y a quelqu'un ? répète le PDG.
Je n'en reviens pas. Il insiste le con ! Je ne réponds pas. Je ne répondrai jamais. Plutôt crever. J'entends des chuchotements moqueurs et des pouffements de l'assemblée.
— Mais répondez bon sang ! Il y a quelqu'un ? Tout va bien ? Je lève mon majeur bien haut en direction de l'origine de cette voix. Cours toujours mon gros. Je ne répondrai pas. Je balaye la p'tite pièce du regard. Machinalement, je regarde derrière moi pour voir s'il n'y a pas une fenêtre. Évidemment que non. Je regarde ensuite le contour de la porte, pour voir s'il y a du jeu susceptible de laisser passer la lumière de l'halogène qui me trahirait. Évidemment que oui. Je suis fait comme un rat. Impossible de faire le mort. Impossible de me dénoncer. Désespéré, je m'empare de mon téléphone et écris quatre lettres suivies d'un smiley à Nico : « HELP ☹ ». 
Celui-ci me répond : « T'es foutu vieux, dsl... ». Je prends ma tête entre mes mains. C'est fini. Tout est fini. Je suis un homme perdu. Je me prépare à sortir. Me rhabille. La voix de l'autre abruti continue à retentir de l'autre côté de la porte. Il essaie même de l'ouvrir. « Il y a des gens comme ça », me dis-je, sans énergie. J'ai renoncé. Mon corps est las. Je pense à ces trente personnes. Je les aimais bien tout compte fait. Je pense à la p'tite Louise. Elle a dû remarquer mon absence. On s'était bien rapproché ces derniers temps. C'est dommage. J'espère qu'elle trouvera quelqu'un de bien. Je me retourne, la larme à l'œil et m'apprête à tirer la chasse, ultime geste de révolte et de vie. Mais ma main est interrompue par la voix d'Eude qui annonce :
— Bon, tant pis, laissons-le tranquille et enchaînons.
Ma vision se désembue. Ma prison de céramique s'ouvre et l'air se renouvelle. Les couleurs se ravivent. Ma vie recouvre sa chaleur. Ému, je me rassois et écoute le discours insipide du président. À la fin, tout le monde applaudit. Les gens papotent un peu puis se dispersent, laissant place au silence qui reprend possession de la salle de repos. Mon téléphone vibre. Je le regarde. C'est un message de Nico : « Sacré veinard ! » 

J'attends quelques minutes, aux aguets. Rien. La voie est libre. Je tire la chasse. Les eaux s'évacuent et mon angoisse avec. Je me tourne vers la porte. Relève la clenche et presse la poignée. La porte s'ouvre docilement. L'air s'engouffre dans ma petite prison. Cet air frais. Cet air de soulagement restera à jamais gravé dans mes narines. 
La porte continue son chemin et s'ouvre en grand. M'attendant à retrouver une salle vide, mes yeux s'étonnent de la présence de cette silhouette, svelte, sortant des toilettes situées de l'autre côté de la pièce. Je la reconnais instantanément. C'est Louise. Elle me reconnait aussi et s'arrête net en me voyant. Ses joues s'empourprent. Les miennes fument. Le temps s'arrête. Nos regards croisés ne dévient pas, glacés par la situation. Après un maigre instant, elle se reprend. Son corps se détend et dans un magnifique sourire plein de complicité me dit : 
— Eh bien, on a eu chaud hein !

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