Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Je n'avais connu jusque-là le temps que comme un passage, une succession de voitures, de nuages, de journées plus ou moins identiques. Cette minute-là avait pesé contre mon corps entier : le temps s'était compressé, comme une feuille qu'on froisse avant de la jeter au feu. Pourtant, il n'y avait rien. Enfin, simplement les allées du parc, soigneusement circonscrites, dans lesquelles quelques pigeons semblaient piégés. Les parterres de fleurs étaient bien tenus, correctement arrosés, et présentaient leurs nuances de mauve et rose d'un kitsch fade et convenable.
Autour, la barrière couleur vert marin n'avait jamais été nécessaire pour empêcher qui que ce soit de pénétrer dans le square. Tout au plus quelques enfants y faisaient un détour en rentrant chez eux, et quelques retraités pour éviter de rentrer. Je m'y étais retrouvée par hasard, pour avaler un sandwich, en sortant d'un entretien d'embauche. Tout, jusqu'aux façades des bâtiments qui l'entouraient, et se toisaient mutuellement de leurs fenêtres, semblait se désintéresser de cet endroit.
Pourtant, je venais de vivre là quelque chose d'infini. Ça m'avait frappée, quelques minutes après m'être assise. Tout s'était soudain résumé dans ces quelques mètres carrés de parterre et ce petit banc en bois. Les façades étaient devenues légères, prêtes à chaque instant à disparaitre, à la merci du moindre coup de vent. Les lourdes pierres des bâtiments étaient transparentes ; puis la légèreté avait gagné chacun des objets et des personnes présentes. La gamine blonde, avec sa trace de glace sous le menton, le moineau accroché à la barrière, les allées rectilignes : tout s'apprêtait à partir, arraché par une bourrasque venue de nul part. Plus cette certitude me gagnait, plus une joie simple m'envahissait, me remontait le long du dos et remplissait ma tête, comme si un soleil s'était déposé là. J'ai passé les mains le long de mon jean puis de ma veste, sentant que tout cela s'en allait également, et, lorsqu'il ne m'est resté que la tête, je ne rappelle d'avoir souri.
Mais je n'en suis déjà plus sûre : de façon horrible tout ça est passé, tombé dans le souvenir, le long de la minute ordinaire qui a suivi. En pensant que cette minute était en train de rejoindre toutes les autres, se ranger à côté de l'entretien d'embauche, des sorties au supermarché et des longueurs à la piscine, j'ai eu un geste de désespoir et, n'ayant rien à agripper, je me suis mordu la lèvre jusqu'au sang. Autour de moi, tout regagnait son épaisseur, sa réalité solide, et la gamine avait effacé la trace de glace d'un geste de la main. Je me suis mise à pleurer sans pouvoir m'arrêter.
« Ça s'est bien passé cette fois ? » M'a demandé ma mère, le soir, après avoir avalé une cuillère de soupe. J'avais l'estomac noué, et ce n'était pas à cause du poivre dont elle noie les plats depuis qu'on lui a interdit le sel : je ne m'étais pas remise de l'épisode de l'après-midi. Je ressentais du dégoût à l'idée que tout ce qui me restait maintenant de cette minute était un souvenir insipide, que mon corps avait été incapable de retenir ce qui l'avait traversé, et que ce résidu allait continuer à s'éloigner, écrasé progressivement, réduit à une vague sensation. J'avais essayé de rationaliser ce moment : descente de stress, overdose de café, petit AVC... Rien ne parvenait même au commencement d'une explication de ce que j'avais vécu.
« Tu ne manges pas ? Je suis désolé si j'ai été indiscrète... » J'avais envie à cet instant d'écraser ce visage navré et ridé, de secouer ma mère et de courir hors de la pièce immédiatement. En vérité, j'avais envie de renverser le bol, la table, la porte et l'ensemble des objets qui encombraient la cuisine. Tout me paraissait maintenant d'une fixité terrifiante. L'horloge, en particulier, et le mouvement obstiné de ses deux aiguilles, m'oppressait profondément. Toute ma volonté était mobilisée pour éviter ce débordement de violence. « Je suis juste crevée. Ça s'est plutôt bien passé en vrai »
Ma mère a souri, l'air soulagée. « Dans ce cas je suis contente...Va te coucher si tu es fatiguée »
Une fois au lit, je me suis sentie tomber dans un autre piège. Ma chambre, de plus en plus étroite, était devenue un écho de toutes les autres chambres amoncelées dans l'immeuble, elles-mêmes l'image exacte de celles empaquetées dans tous les autres immeubles : toute cette succession de cubes défilait, au lieu des traditionnels moutons, et m'a laissée au matin prostrée et tremblante. Sortir du lit, avaler quelque chose, enfiler des vêtements, me trainer jusqu'au métro : chaque pas me paraissait plus insurmontable.
C'est à l'intérieur du métro que j'ai compris que ce n'était plus possible. Cette fois-ci, c'étaient les visages qui étaient bien trop nombreux, bien trop semblables, dans un flot ininterrompu entre les rames. J'ai tenu trois stations, et je suis descendue.
C'est à l'intérieur du métro que j'ai compris que ce n'était plus possible. Cette fois-ci, c'étaient les visages qui étaient bien trop nombreux, bien trop semblables, dans un flot ininterrompu entre les rames. J'ai tenu trois stations, et je suis descendue.
J'ai marché au hasard, à travers quelques rues, en reprenant mon souffle. Je savais bien que ce n'était pas rationnel : rien n'avait changé, tout était absolument identique, je n'avais aucun problème de santé, mentale ou physique. J'y fais d'ailleurs particulièrement attention : mon père est mort d'un infarctus, il y a quelques années, alors que j'étais encore stagiaire dans le sud de la France. L'enterrement était discret et anonyme, seulement quelques amis et ma mère, et mon père est maintenant installé dans un petit cimetière de banlieue. Depuis, j'ai supprimé la viande et repris le sport. J'ai pris plusieurs abonnements, dévalisé des magasins spécialisés, et me suis fixé des horaires réguliers qui encadrent mes journées de travail. Dans mon bureau, l'ambiance s'est lentement dégradée depuis le changement de direction, et tous mes anciens collègues ont progressivement déserté ; je suis maintenant à peu près seule, et le sport, ma mère, et la recherche d'emploi occupent mon temps.
Mais, à présent, tout était en train de m'échapper, comme une ville qui s'éloigne dans la fenêtre du train. Les grands yeux, insupportablement bleus, de ma mère, les 5 CV modifiés enregistrés sur mon ordinateur, les tailleurs achetés en panique en fripes pour les entretiens, tout, en une minute s'est réduit à rien. J'ai réalisé que j'étais en train de tirer sur une cigarette, que j'avais roulée sans m'en rendre compte. Elle était éteinte. J'ai pourtant l'habitude des crises d'angoisse, des douleurs à l'estomac, du vertige et de l'asphyxie : cette fois-ci c'est l'absence de sensations qui était douloureuse. J'ai hésité à appeler une amie, qui avait été très présente pendant le deuil de mon père, mais, en parcourant mes contacts, j'ai senti, ou plutôt je n'ai pas senti, l'utilité de ce geste. Que m'aurait-elle dit ? Que ce n'était qu'un état passager ? C'était justement tout ce que je craignais.
De l'extérieur j'avais probablement l'air complètement folle. Je ne m'étais même pas coiffée, et je remarque maintenant que mes chaussettes sont dépareillées. Il faut que j'évite ce genre de réflexion. Après quelques heures à déambuler et bousculer accidentellement des passants, j'ai fini par me retrouver ici, à nouveau. Tout est bien évidemment pareil : les allées, les pigeons, mais il fait nuit, donc je suis seule. Le gardien a essayé de me chasser mais il a vite laissé tomber, il avait l'air très las. J'ai froid et faim, bien sûr, mais je me souviens mieux. Il fait nuit et l'air est humide, et on ne voit pas les étoiles. Mais, quand je ferme les yeux, je me souviens un peu mieux de cette minute, et tout paraît à nouveau léger, irréel. Je recrée en pensée les conditions, et j'attends le bon moment. Je sais que tout va revenir, mais pour l'instant je suis encore là. Le banc n'est pas confortable, mais j'ai fini par retrouver le chemin, au fond de ma tête, vers ce lieu très précis où j'ai été. Ce n'est pas si dur finalement, et, à force de pratique, je sens que je me rapproche. Il me suffirait de tendre la main. C'est l'affaire d'une minute.