Un petit morceau d'elle

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— Vous croyez qu'il nous entend ?
Un silence. Peut-être un vague soupir.
— Difficile à dire.
Bruit de tissu qui se froisse, le mouvement d'un corps. Un raclement de gorge, ensuite.
— Désolé, mais même s'il nous entend, son cerveau est trop abîmé pour qu'il puisse comprendre quoi que ce soit.
Sanglot étouffé.
— Allons, allons...
Bruit léger et répétitif. Le tapotement d'une main sur une épaule, peut-être. Oui, sûrement quelque chose comme ça. Malgré la brume qui encombre mon cerveau, je ne peux m'empêcher d'imaginer la scène. Moi, allongé sur un lit d'hôpital – comment suis-je arrivé là, bon Dieu ! –, un type debout devant moi et ma femme à côté... 
L'hôpital, j'en suis sûr à cause de l'odeur. La même odeur qu'à la mort de Maman, l'idée me glace soudain. Ma femme ? Ma femme, c'est grâce à sa voix, bien sûr, que je la reconnais. Dix ans qu'on est ensemble, pensez ! Je ne suis pas très sûr, en revanche, de me souvenir précisément des traits de son visage et cela me perturbe. Si seulement je pouvais la voir, ne serait-ce que l'apercevoir ! Le type ? Un toubib, sûrement, vu la conversation. Pas doué en tout cas, le toubib. Malgré moi, ça me fait marrer. Un peu nerveusement, c'est vrai, mais quand même marrer. Intérieurement marrer, s'entend, parce que les deux, là, n'ont pas l'air de se rendre compte que je me marre. Ils n'ont pas l'air de se marrer non plus, d'ailleurs.
— Je ne veux pas vous bousculer, bien sûr, je sais que la situation est terrible pour vous.
Un soupir, à nouveau. C'est donc lui, les soupirs... À cet instant précis, je me rends compte que je ne souffre pas. Qu'est-ce qui est si terrible, alors ?
Un raclement de gorge, et le toubib reprend.
— Mais il faudra bientôt prendre la décision.
Un silence lui répond. Même pas un sanglot, cette fois. Juste un silence.
— Décision douloureuse, j'en ai conscience.
Je sursaute intérieurement si tant est que cela soit possible. Quoi ? Quelle décision ? De quoi il parle, ce toubib de mes deux ?!
Encore un silence, un interminable silence. Mais demande-lui, nom de Dieu ! Demande-lui de quoi il parle ! Elle a toujours été réservée, Lilly. C'est un truc qui m'attendrit, chez elle, mais là... 
Elle ne demande rien, mais il répond quand même.
— Débrancher un patient est toujours une épreuve, je le sais, mais attendre ne fera que retarder votre deuil.
Sensation de vertige. Du froid à l'intérieur. Est-ce de moi dont il parle ? Je m'accroche à l'idée qu'il peut y avoir erreur, qu'il doit y avoir erreur ! Peut-être sommes-nous deux dans la chambre ? Peut-être qu'il...
— Je sais...
C'est ma femme qui a parlé ainsi, il n'y a aucun doute. C'est donc de moi dont parle le toubib, moi qu'ils veulent débrancher... Le bruit me frappe, alors. Un genre de sifflement. Un souffle, plutôt. Enfin, je ne sais pas bien, mais un truc régulier, en tout cas. Je l'entendais sans m'en rendre compte, mais maintenant, je n'entends plus que ça. Une machine. Une machine à laquelle je suis raccordé. Mais bon Dieu, je suis vivant ! En réflexe animal, je tente de bouger et mes paupières s'entrouvrent imperceptiblement. Suffisamment pour que l'espace infime ainsi ouvert me laisse voir la lumière des néons et une silhouette penchée sur moi. C'est Lilly, j'en suis certain. Elle va voir que je bouge ! Elle va me sortir de là, leur faire réaliser leur erreur, stopper tous les process et le cours de nos vies reprendra comme avant !
Soudain, une main touche mon visage, tiède et sèche, des doigts écartent violemment ma paupière, une lumière m'aveugle.
— Simple réflexe nerveux.
Ils soupirent tous les deux. Ma paupière se referme, me laissant dans le noir, et la main s'éloigne. Non ! Non ! Par pitié, Lilly, dis quelque chose ! Fais quelque chose ! 
Dans un effort désespéré, je parviens à entrouvrir ma paupière. De nouveau, j'aperçois leurs silhouettes, debout devant mon lit.
— Pour les dons d'organes dont nous avons parlé, nous avons tous les éléments qu'il nous faut.
Au léger mouvement de sa tête, je comprends l'acquiescement de ma femme.
— Il n'y a donc pas de raison d'attendre plus longtemps.
Déplacement des corps autour de mon lit et l'idée qu'ils s'en aillent, là, tout de suite, me terrifie. Il faut que je bouge, qu'il comprenne que je suis là, vivant ! L'idée du scalpel ouvrant lentement ma cage thoracique pour arracher mon cœur, mon foie ou je ne sais quoi d'autre, me traverse l'esprit, me transperce. Je tente un mouvement. Ma main. Aucune réaction. Un doigt, alors. Rien, encore. Je sens cette immobilité en moi, insurmontable. 
— Il y aura quelques papiers à signer, bien sûr.
Ma jambe, peut-être ! Je me concentre. Rien à faire. Le pied ? Non plus. Rien ne bouge, nom de Dieu ! Je force encore, impression d'exploser, mais je reste immobile. Désespérément immobile. Je repense alors à Maman, étendue elle aussi sur son lit d'hôpital. M'entendait-elle parler de l'enterrement ? Claire disait « ne parle pas comme ça devant Maman » et moi je m'en fichais. Pire, je me suis moquée d'elle : « Maman est dans le coma, Claire, voyons ! Elle n'entend rien ! ». 
— Bon, je vous laisse un moment seule avec lui. 
Un oui étouffé, et je perçois le hochement de sa tête à nouveau, j'imagine ses longs cheveux bruns qui dansent sur ses épaules. 
— Vous pourrez ensuite passer voir ma secrétaire pour tout régler. 
Les yeux ! Oui, c'est ça, les yeux ! Il faut que je les ouvre plus. Je rassemble ce qui me reste de force, tente de percer ce satané brouillard dans ma tête et, à force de volonté, parviens à élargir un peu l'espacement fragile de mes paupières. Cela sera-t-il suffisant ? 
J'entends la porte qui se referme et Lilly qui s'approche et s'assoit sur le bord de mon lit. Je sens son parfum, ou plutôt un parfum. Un parfum que je ne reconnais pas, sans doute mon odorat qui aura été altéré... Elle a toujours porté le même, celui que je lui avais offert pour notre premier anniversaire. 
— Tu m'entends ?
Elle a parlé plus fort, cette fois. Mais peut-être le fait d'avoir pu entrouvrir un peu plus les paupières me donne le sentiment de mieux l'entendre, je ne sais pas. Entrouvrir est d'ailleurs un grand mot. Mes cils se sont légèrement décollé les uns des autres et, par ce ridicule espace, je parviens non pas à voir Lilly mais à la deviner, floue et lointaine. Elle est assise et je comprends à son geste qu'elle rejette en arrière ses longs cheveux bruns. Je force encore un peu, élargit l'ouverture imperceptiblement. Je distingue sa main, maintenant. J'adore ce geste qu'elle fait pour dompter ses cheveux, un autre truc d'elle qui m'a toujours séduit. Je me promets que je le lui dirai, dès que...
— J'aimerais tellement que tu m'entendes... 
À peine si je vois son visage à travers mes yeux clos, un petit morceau d'elle, mais qu'importe, car cela me rassure. Voir – entrevoir – ses traits familiers me donne un fol espoir et je force à nouveau, élargis l'orifice. Je sais, je sens, que je peux y arriver.
On dirait qu'elle sourit, maintenant... Oui, elle sourit, j'en suis sûr ! Ce merveilleux sourire, celui qui m'a fait fondre lorsque je l'ai rencontrée pour la première fois. Ça aussi, il faut que je lui dise, je ne l'ai jamais fait ! Mais elle ne semble pas remarquer le moindre mouvement, le plus petit signe de vie en moi... Je force de plus belle, m'épuise, et le brouillard s'épaissit dans ma tête. 
Ne pars pas Lilly, ma douce, ne vois-tu pas que j'entrouvre les yeux ?
Elle ne me voit pas, sans doute, car elle se lève, se dirige vers la porte. Entre mes paupières mi-closes, je devine son corps qui s'éloigne lentement. Son corps tant de fois caressé, tant de fois étreint... Oh ! mon amour, comme nous nous sommes aimés, n'est-ce pas ?
La main sur la poignée de la porte déjà, elle se retourne.
— J'ai hâte de la prochaine étape... Pas toi ?
Un rire, ensuite.
À travers mes paupières mi-closes, j'aperçois vaguement la porte qui s'ouvre et se referme. 
Le silence, ensuite, et puis ce sifflement. Un souffle, plutôt.

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