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— Dans septante-cinq pour cent des cas, intervenir ne sert à rien. Ça peut même avoir l'effet inverse et envenimer la situation. C'est prouvé.
Mon mari utilise volontiers ce genre de formules. « C'est prouvé », « Il y a des études là-dessus », « C'est scientifique, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? » Cela signifie que la question est réglée une fois pour toutes. « On n'a pas plus de risques de se faire attaquer dans le noir que pendant la journée », « L'avion est le moyen de transport le plus sûr », « Il ne faut pas intervenir dans une bagarre ».
Nous sommes à l'Impérial, un bar à l'ancienne, situé en bas de notre rue. Nous y allons rarement, selon la bonne vieille loi qui veut que l'on n'aille jamais en vacances dans sa propre région. C'est un très bel endroit, avec un haut comptoir en bois, des dizaines de bouteilles d'alcools variés alignées sur le mur, des glaces biseautées, des lampes Art Déco. Un café plutôt chic, plutôt cher, qui attire les quadragénaires qui n'aiment pas la musique trop forte, les petits vieux du dimanche, les couples qui veulent « avoir une explication », les groupes de collègues éméchés qui craignent de croiser leurs adolescents dans des lieux plus à la mode.
Depuis quelques minutes, la serveuse, qui est seule ce soir, est sortie sur le trottoir. Elle discute vivement avec deux hommes, dont l'un peine à tenir debout. D'ici, on n'entend rien mais on voit son mouvement de va et vient. Elle s'approche d'un des mecs, lui parle, puis a un grand geste excédé, se retourne vers la porte du bar, mais fait volte-face à la dernière seconde pour revenir vers l'homme en l'invectivant. Celui-ci a appuyé son pote bourré contre une voiture et le remonte de temps en temps, comme on le fait avec un pantalon de pyjama trop grand.
— Elle a peut-être besoin d'aide, ai-je suggéré à mon mari.
C'est ce qui m'a valu cette réponse péremptoire :
— Intervenir ne sert à rien. Ça peut même avoir l'effet inverse, et envenimer la situation. Mieux vaut ne pas s'en mêler. Ma pauvre chérie, tu n'y connais rien.
Nous faisons partie de deux des catégories de gens qui fréquentent ce bar : nous sommes des quadragénaires qui n'aimons pas la musique trop forte et nous voulons discuter de choses sérieuses ailleurs qu'à la maison, dans un endroit où on n'osera ni hurler, ni casser la vaisselle. Dans un endroit neutre, où le canapé n'est pas le cadeau de mariage de mes parents, où le tableau au-dessus de la cheminée n'a pas été peint par son ex-petite amie de l'université, devenue artiste, «Elle a toujours été douée, mais non, qu'est-ce que tu vas chercher là, j'ai de l'admiration pour elle, j'ai quand même bien le droit, non ? Tu sais bien que je n'aime que toi. Les hommes sont monogames par nature, ils sont conditionnés à préférer la femme avec laquelle ils ont une relation longue. C'est prouvé par plein d'études. »
La serveuse est rentrée et a claqué la porte au nez de l'homme, qui la rouvre et vient s'accouder au comptoir. On ne voit plus l'autre gars, il a dû glisser par terre. Ou peut-être qu'il est parti. La serveuse et l'homme parlent à voix basse, très vite, de part et d'autre du comptoir. On n'entend que des intonations de colère contenue et d'exaspération.
— Tu vois, ça se calme, dit mon mari. Ce n'était pas la peine de t'exciter. Il faut toujours que tu fasses tout un pataquès pour rien.
Il secoue la tête avec indulgence, comme s'il avait affaire à une adolescente de treize ans. Comme tout à l'heure, quand je lui avais expliqué pourquoi nous étions là, pourquoi j'avais voulu avoir cette discussion.
— Aide-soignante. Je veux faire ça. Ils organisent des formations. Ce n'est pas très difficile. Et après je pourrais retravailler. Tu en penses quoi ?
Il avait hésité entre le rire et la colère. Il s'était passé la main sur les yeux, comme s'il était soudain très fatigué.
— Ma femme n'ira pas torcher le cul des vieux. Un point c'est tout. De toute façon, tu n'iras jamais au bout. C'est encore un de tes projets foireux. Tu abandonnes toujours. C'est parce que tu t'ennuies. Ah, j'aimerais bien, moi, avoir le temps de lire, de me cultiver, de voir des expos. Pourquoi tu crois que je me casse le cul à travailler comme je le fais ? Pour t'offrir une vie de rêve ! Et tu n'es pas contente ?
C'était à ce moment-là que la serveuse était sortie sur le trottoir et avait commencé à discuter avec l'homme, à ce moment-là que j'avais dit qu'elle avait peut-être besoin d'aide.
***
Je continue d'observer la serveuse et le mec au comptoir. Je me dis que j'aurais vraiment voulu qu'Arnaud intervienne. Qu'il aille voir. Juste demander : « Madame ? Tout va bien ? » Les autres clients l'auraient regardé avec admiration, avec respect. Ils auraient pensé que c'était exactement la bonne attitude à avoir, que c'était ce qu'ils auraient dû faire, eux aussi.
Les femmes regretteraient que leur mari ou leur copain ne soit pas cet homme-là. Les hommes se seraient sentis un peu jaloux, mais c'est le soulagement qui l'aurait emporté. On est dans une société où il y a de bonnes personnes, prêtes à agir en cas de problème. S'il y a un accident. Si quelqu'un agresse une femme. S'il se passe quelque chose d'anormal. Si, par exemple, un animal entrait dans le bar. Un gros animal, un cheval, ou un ours. C'est rassurant de penser qu'il y aurait un homme compétent pour attraper le cheval ou apaiser l'ours, même si je ne sais pas comment on s'y prend pour calmer un ours.
— Si un ours entrait dans le bar, là, maintenant ? Tu ferais quoi ?
— Un ours ? On est à Bruxelles, je te rappelle. Il n'y a pas beaucoup d'ours à Bruxelles, à ce que je sache ! Mais qu'est-ce qui te passe par la tête, parfois ? Je me demande !
Il a élevé la voix. Il regarde autour de lui, il cherche à attirer l'attention. Je déteste quand il fait cela. Je lui demande d'arrêter.
Mais c'est trop tard. Il a tourné sa chaise pour faire face à un groupe de mecs qui le regardent, amusés. La serveuse est seule à présent. Le type est parti. Elle essuie un verre et sourit, elle aussi.
— Ma femme pense qu'il y a des chances qu'un ours entre ici ! Vous en pensez quoi ? Qu'est-ce qu'un mec comme moi fait avec une folle ? Vos femmes à vous, elles vous parlent d'ours qui rentrent dans des bars ?
Il me regarde, il rit mais ses yeux sont glacés. Je connais ce regard et il me fait peur. Les autres se mettent à rire.
Je pose ma main sur le bras de mon mari mais il se dégage sèchement. Il se lève et finit sa bière.
— Allez, on rentre à la maison.
— Je ne veux pas rentrer. Je veux rester ici.
Je montre mon verre, je lui dis que je n'ai pas fini.
— J'ai dit on rentre. Je m'en fous que tu n'aies pas fini. T'avais qu'à pas m'énerver avec tes conneries.
Il me prend par le poignet pour me forcer à me lever et me tire jusqu'au bar. Là, il me pousse sur le côté car il a besoin de ses deux mains pour payer. Je me cogne le bas du dos contre un tabouret, et je pousse un petit cri. Ouch !
— Ça vous fera onze euros vingt, s'il vous plaît Monsieur. Ça va, Madame ?
Je fais un signe de la main pour rassurer la serveuse et les gens qui regardent vers nous.
Mais c'est inutile. Personne n'allait intervenir. Ils savent bien, tous, que ça ne sert à rien. Et, même, dans septante-cinq pour cent des cas, ça ne fait qu'envenimer la situation.
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