Nouvelles
Histoire d'art
3 min
Un nouveau départ
Diane Marnier <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>
New York, 1910
Comme tous les jours, Sergio est assis sur une caisse en bois, posté dans le port de New York. Il est cireur de chaussures. Un élégant client vient de s'installer devant lui et lui tend son soulier. Sergio se place toujours face à la baie. Là se dresse une immense statue couronnée. Il veut pouvoir la contempler pendant qu'il travaille. Il l'a toujours trouvée trop sérieuse. N'est-elle pas censée sourire à ceux qui arrivent dans le port de New York, venant de si loin comme sa mère et lui ? Sergio est né à Naples il y a quatorze ans. De son pays, il n'a aucun souvenir. La première image dont il se souvient c'est elle : la Statue de la Liberté. Absorbé par ses pensées, Sergio sursaute quand son client s'adresse à lui :
— D'où viens-tu jeune homme ?
— Italie.
Sergio reste prudent : même un client reste un inconnu. Des réponses courtes le dissuaderont peut-être de poursuivre cette conversation.
— Moi je suis tchèque. Mais j'ai travaillé tellement longtemps à Paris que les images de mon pays s'effacent parfois. Je m'appelle Alfons Mucha. Et toi ?
— Sergio.
— Enchanté de t'avoir rencontré Sergio. Et merci pour les chaussures.
Mucha le fixe, lui lance quelques pièces et s'en va. L'adolescent s'approche de l'eau et regarde son reflet. Cette rencontre lui laisse une impression d'inachevé. Cet homme qui porte une chemise brodée, une moustache taillée avec soin et qui livre librement ses sentiments l'intrigue. Bah ! De toute façon, il ne le reverra jamais !
Mais le lendemain, alors que Sergio arrive pour s'installer comme tous les jours dans le port, Mucha est déjà là, debout face à la grande dame de cuivre.
— Je ne t'ai pas dit pourquoi je suis venu à New York, lui dit-il sans préambule. Je suis venu ici pour trouver quelqu'un prêt à payer pour que je puisse peindre une immense épopée sur la Tchécoslovaquie. Je ne veux pas oublier qui je suis... Que sais-tu de cette statue ?
— Pas grand-chose.
— Veux-tu en savoir plus ?
—...
— Elle a été offerte aux États-Unis par la France en 1876 pour fêter le centenaire de leur indépendance. Elle symbolise en même temps l'amitié entre les deux pays. C'est un duo français qui l'a imaginée : l'ingénieur Eiffel pour le squelette en métal et le sculpteur Bartholdi pour l'enveloppe.
Sergio tourne la tête vers Mucha pour la première fois, les yeux pétillants d'espoir.
— Bartholdi... il est italien ?
— Non, jeune homme, répond Mucha avec un sourire. Mais il y a bien des artistes de talent en Italie : de Vinci, Vivaldi, et aujourd'hui, le jeune Modigliani. Rêves-tu de devenir artiste ?
— Je ne sais pas lire.
— Et alors, cela ne t'empêche ni de rêver, ni de créer. J'enseigne à l'École d'art de New York depuis quelques mois et je t'assure que tout est possible. Apprendre à lire à... tu as quoi, quinze ans ? C'est possible. Exprimer sans mot ce que l'on ressent est possible. Je dois partir mais je te souhaite bonne chance Sergio.
De nouveau seul, l'adolescent regarde la Statue de la Liberté. Il n'avait jamais remarqué les chaines brisées à ses pieds. Il a l'impression de la voir mieux. Si elle ne sourit pas, c'est parce que la liberté et l'espoir sont des choses sérieuses ; le combat n'est pas toujours facile.
Sergio se lève. Il marche dans les rues de New York. Il regarde tous ces visages, si différents. Sans s'en rendre compte, il arrive devant l'École d'art. Il en pousse la porte et demande à voir le professeur Alfons Mucha. Peut-être qu'une autre vie est possible. Peut-être que la Statue de la Liberté a guidé deux âmes l'une vers l'autre pour changer le destin d'un petit immigré italien...

« La Liberté éclairant le monde » de Frédéric Auguste Bartholdi
Frédéric Auguste Bartholdi est un peintre et sculpteur français du 19e siècle. Il commence à réaliser la statue de la Liberté en 1875, qui sera inaugurée à New York onze ans plus tard. Haute de 46 mètres et faite de 130 tonnes de cuivre et de fer, cette statue a été offerte par la France aux Américains à l'occasion du 100e anniversaire de la déclaration d'indépendance des États-Unis. La date du 4 juillet 1776 est d'ailleurs gravée sur le livre que porte la statue. Sa torche représente la notion de « Liberté », éclairant le monde.
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