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— Là ! Tu les vois, maintenant ?!
Il plissa les yeux pour tenter de distinguer ce qu'elle s'entêtait à lui montrer depuis plusieurs minutes, déjà. Elle s'agitait à ses côtés, son doigt touchant la vitre, pointé vers quelque chose, dehors, qu'il ne parvenait pas à discerner, et son regard se faisait suppliant. Il ne savais dire si cette attitude relevait de la peur ou juste de l'excitation mais, en tout état de cause, elle ne semblait pas vouloir le lâcher tant qu'il ne verrait pas ce qu'elle lui désignait. Il plissa plus fort ses yeux, presque à s'en faire mal, mais non, décidément, il ne voyait rien.
— Non. Non, je ne vois pas...
Elle souffla bruyamment. Finalement, elle ne semblait pas avoir peur. Elle paraissait plutôt exaspérée – désespérée ? – qu'il ne vît pas ce qu'elle appelait « les ombres » et semblât mettre en doute, du même coup, leur existence.
— Mais regarde !
Elle avait presque crié, cette fois, se retenant de peu de taper du pied sur le plancher, et il préféra ne pas penser au savon que leur aurait passé leur beau-père s'il les avait entendus. Il était quand même deux heures du matin...
— Et elles ressemblent à quoi, ces ombres ?
C'est la seule chose qu'il avait trouvée à dire la première fois qu'elle l'avait réveillé ainsi. Cela faisait plusieurs semaines, maintenant. Pour être honnête, il avait dit ça pour calmer sa fébrilité plus que par réelle curiosité, mais ça avait marché. Au moins ne niait-il pas le fait qu'elle ait pu voir quelque chose, et c'est avec le sérieux propre aux enfants de son âge qui se sentent enfin écoutés qu'elle avait répondu.
— Ben, ce sont des ombres...
Bien sûr, elle n'avait que cinq ans et ses descriptions manquaient encore de précisions, mais il était parvenu à conserver son regard attentif de grand frère.
Après s'être tortillée un peu, elle avait tenté un complément de réponse qui avait tourné court.
— Des ombres, quoi... Je sais pas trop...
Il aurait pu se fâcher et lui ordonner d'aller se coucher – après tout, il avait presque dix ans et il était très tard –, mais il ne l'avait pas fait car c'était la première fois qu'elle semblait sortir de l'abattement dans lequel la disparition de leur mère l'avait plongée. Il ne savait pas, à ce moment-là, que le même sketch se répèterait les nuits suivantes !
— Elles sont comment, tes ombres ?
Sérieuse, elle avait froncé les sourcils en signe de profonde réflexion et il l'avait observée avec tendresse.
Elle avait toujours été un peu fantasque, sa petite sœur, inventant sans cesse des mondes imaginaires dont elle était convaincue de l'existence. Des mondes dans lesquels ils seraient heureux, enfin. Elle était fantasque comme l'avait été sa mère, avant elle... Il n'aimait pas y penser mais leur ressemblance la lui rappelait, souvent.
— Elles sont petites, grandes ?
Elle avait haussé les épaules.
— Un peu des deux...
Consciente, néanmoins, du caractère évasif de sa réponse, elle avait poursuivi.
— Il y en a plusieurs ! Une petite et des plus grandes, aussi...
Il était bien avancé avec ça ! Il avait fait un effort pour conserver son calme avant de poursuivre du même ton patient.
— Et elles bougent ?
Son petit visage s'était éclairé, alors, et elle avait hoché la tête énergiquement avant de s'immobiliser, penaude.
— Oui ! Enfin... un peu.
Exaspéré, cette fois, il l'avait renvoyée dans son lit et n'y avait plus pensé jusqu'à la nuit suivante où elle l'avait réveillé à nouveau, sa voix comme un chuchotement. La même voix qu'avait sa mère, parfois, lorsqu'elle venait les voir avant qu'ils ne s'endorment.
— Elles sont là, encore...
Ses yeux brillaient dans le noir d'un espoir infini mais il ne les avait pas vues cette nuit-là non plus.
Et comme ça toutes les nuits... À chaque fois, il s'était levé, n'avait rien vu, lui avait posé des questions auxquelles elle avait répondu par des « je crois qu'elles sont gentilles », « je crois qu'elles m'appellent » et tout un tas d'autres trucs stupides du même genre, et il s'était remis au lit en lui ordonnant de faire la même chose.
À chaque fois, elle avait protesté puis s'était recouchée sans qu'il ait su combien de temps, exactement, elle était restée debout à la fenêtre, encore, car il se retournait toujours contre le mur pour se rendormir. Elle lui rappelait tant sa mère qui passait elle aussi de longues heures ainsi, debout à la fenêtre, qu'il préférait ne pas la regarder. Mais cette nuit, sa patience était à bout.
— Ça suffit ! La prochaine fois que tu me réveilles, je vais lui raconter.
Elle se figea et ne dit plus rien tant l'effrayaient les colères de leur beau-père. Encore plus depuis que leur mère avait décidé de mettre un terme brutal et définitif à tout cela.
— N'empêche...
— Tais-toi !
Elle se tut, effectivement, et il regretta de lui avoir parlé ainsi, elle paraissait si triste, parfois... Moins, depuis qu'elle disait voir ces ombres. Comme si elle les attendait chaque soir, impatiente.
A quand cela remontait-il ? Ce devait être à la mort de leurs grands-parents s'il se rappelait bien... Ils avaient marché ensemble vers le plan d'eau pour s'y enfoncer sans paraître hésiter un instant, c'est du moins ce que les traces qui avaient été retrouvées suggéraient. Ses hallucinations – comment appeler autrement des « choses » que personne d'autre ne voyait ?! – avaient ensuite semblé s'accentuer à la disparition de leur mère quelques mois plus tard. La mort du chien n'avait rien arrangé.
Il se recoucha et la laissa debout devant la vitre, petite silhouette pâle dans sa chemise de nuit.
Ils la cherchèrent partout dans la maison, le lendemain, avant de se rendre à l'évidence. Elle était sortie de la maison alors qu'ils dormaient encore et s'était volatilisée. Ils fouillèrent le jardin, passant par-dessus la barrière pour s'enfoncer dans le petit bois qui longeait leur maison sans trouver trace de son passage. Il chercha dans les arbres à l'endroit qu'elle désignait toujours, conscient que cela n'avait aucun sens, mais qu'importe... Lorsque la police arriva, la maison se transforma en un champ de bataille pire, encore, que le jour de la disparition de leur mère. Tous couraient en tous sens, criant des ordres qu'il ne comprenait pas, et son beau-père l'écarta du passage d'un geste excédé car il restait debout sans prononcer un mot.
Il monta alors dans leur chambre et ne put détacher son regard du petit lit vide. Il restait là les traces du passage des hommes qui avaient relevé des empreintes et pris quelques vêtements pour que les chiens suivent sa trace. Il les avait entendus dire qu'ils iraient au plan d'eau, ensuite, et ça lui avait rappelé sa mère, encore une fois. Ils avaient dit la même chose, à l'époque, avant de retrouver son corps. Il revoyait encore la chemise de nuit mouillée qui collait à sa peau et son sourire. Paisible, enfin.
Machinalement, il s'avança dans la pièce et appuya son front à la fenêtre. Le contact de la vitre fraîche le soulagea et il laissa son regard dériver au-dehors. Le brouhaha venant du rez-de-chaussée perdit de son intensité, peu à peu, et la nuit tomba doucement, sous une lune presque rousse. Pas un souffle d'air ne dérangeait les arbres.
Comme elle avant lui, il resta là longtemps, essayant plus ou moins consciemment de connecter son esprit avec le sien. Lui dire de revenir. Sachant, en étrange évidence, qu'elle ne reviendrait pas...
En fermant les yeux, il pouvait presque suivre sa frêle silhouette sortant doucement de la chambre, prenant garde à ne pas faire de bruit, à ne pas le réveiller, descendre l'escalier puis ouvrir la porte, lentement, mettre ses chaussures qu'elle gardait à la main et s'avancer sans bruit vers le bois, juste là. Rejoindre enfin ces ombres, douces et silencieuses. Irrésistibles.
Il rouvrit les yeux, et alors, il les vit.
Des ombres virevoltantes qui dansaient dans les arbres en une ronde joyeuse. Il y en avait cinq, trois grandes et deux petites – dont une à quatre pattes aurait-on dit – et il les regarda ainsi pendant longtemps.
Fasciné.
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Pourquoi on a aimé ?
À la fois légère et grave, cette histoire transforme les ombres en symboles fascinants et envoûtants du deuil et du manque. On a adoré la force
Pourquoi on a aimé ?
À la fois légère et grave, cette histoire transforme les ombres en symboles fascinants et envoûtants du deuil et du manque. On a adoré la force