Un Loup

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Le gosse en face de lui a treize ans.
Méfie-toi, lui a dit Gaïa, il est fort. Personne n'est fort face à moi, a répliqué Plokhine avant de clore la discussion d'un baiser.
Le gosse est indien. Il a un nom imprononçable. C'est un prodige, c'est vrai. Il a obtenu son titre de grand-maître quelques semaines plus tôt alors qu'il n'avait que douze ans. Mais les joueurs précoces pullulent ces dernières années. La plupart ne sont que des singes savants à la mémoire saturée de lignes d'ouvertures et de schémas de finales. Plokhine en a dévoré plus d'un. Il faut les voir se ratatiner sur leur siège face à lui. Tous les gosses, même les surdoués, ont peur du loup. Son titre de champion du monde est peut-être vieux de vingt ans, Plokhine est toujours redoutable. Rien ne peut l'abattre. Pas même la saloperie qui a failli le bouffer de l'intérieur. Tout le monde l'avait enterré mais il est revenu. Et pas pour faire de la figuration. Treize mois qu'il n'a plus perdu. Contre lui, une partie n'est jamais gagnée. Il est celui qui vous embrouille et vous fait perdre vos certitudes en vous sortant un coup qui défie toute logique, souvent faux, mais que seul un cerveau de silicium peut réfuter. Désormais, quand on s'assoit face à lui, on joue pour ne pas perdre, et même dans une position supérieure, on est heureux de prendre la nulle. Plokhine est le prédateur ultime. Celui qui fait chuter les plus grands. Bien sûr, il ne trônera plus tout en haut de la pyramide, mais il est revenu dans le top dix, et pour un type de son âge, c'est une sorte de miracle.

Le gosse a récité l'ouverture sans faux pas. Plokhine a pris une voie secondaire, peu connue, mais le gosse a tenu la route. Normal. Un singe savant. Sorti de l'ouverture, Plokhine a complexifié la position, ouvert le champ des possibles, là où le calcul et la mémoire comptent moins que l'intuition, là où la solidité psychologique fait la différence. Son terrain de chasse. Mais le gosse reste solide. Concentré. Plokhine a beau braquer sur lui son fameux regard noir, le gosse ne décolle pas le sien de l'échiquier. Pas une seule fois depuis qu'ils se sont serré la main il n'a levé les yeux vers lui. Ils ont dû le briefer. C'est ce qu'a pensé Plokhine. Ils ont dû lui dire : il va chercher à entrer dans ta tête, à te déstabiliser, te faire douter, il fait toujours ça. Mais non, c'est autre chose. Plutôt comme si le gamin ne jouait pas contre un adversaire, seulement contre le jeu. Il voit une position. Il fait le bilan des forces et des faiblesses. Froidement. Il analyse. Comme pour un exercice théorique. Voilà qui est nouveau. Comment prendre un ascendant psychologique si pour l'autre vous n'existez pas ?

Plokhine connait bien le tournoi de Linares. C'est la cinquième fois qu'il y joue. Il l'a déjà gagné, il y a longtemps. Bien avant que le gosse soit né. Avant même que Gaïa soit sur le circuit.
— Qu'est-ce que tu connais de l'Espagne ? lui a-t-elle demandé, comme ils prenaient possession de leur chambre, hier.
— Je connais plein d'endroits, a-t-il répondu. En plus de Linares, je connais Bilbao, Dos hermanas, Pampelune et Sitges.
— Je veux dire : à part les salles de tournoi et les hôtels, qu'est-ce que tu connais ? a-t-elle ajouté, malicieuse. De l'Espagne ou de n'importe quel autre pays ?
Et comme il ne répondait pas, elle a encore dit :
— Un jour on refera tous ces pays, mais ce sera pour les visiter. Juste toi et moi, sans le jeu.
— Allons, a-t-il répondu, pas plus que moi tu ne pourrais lâcher le jeu.
Elle a souri. C'est faux, bien sûr. Est-ce qu'elle n'a pas renoncé à jouer pour le titre mondial féminin quand il a été hospitalisé ? Est-ce qu'elle n'a pas quitté le circuit pour rester à ses côtés pendant ses longs mois de convalescence ? Elle n'a recommencé que lorsque lui-même l'a fait. Parce que même sans elle il aurait repris la route. Parce qu'ainsi ils restent ensemble.
Jamais Gaïa ne lui demanderait d'arrêter de jouer. Pas plus qu'elle ne dirait « Faisons un bébé ! ». Mais s'il l'écoutait, s'il écoutait les silences et les soupirs, alors c'est ce qu'il entendrait.

Le gosse a joué. Le dernier coup auquel Plokhine aurait pensé. Un coup stupide qui retire le cavalier du théâtre des opérations. Bien sûr, cela libère la place pour le pion afin d'ouvrir une diagonale pour le fou, mais il y a de meilleures cases pour le cavalier. Sauf si... Sauf si l'idée est de repositionner le cavalier à l'issue d'un long périple. Sauf si la diagonale du fou n'est qu'un leurre pour masquer l'intention réelle.
Plokhine sourit. Exactement un coup à sa façon. Un coup qui déstabilise. Un coup qui fait douter. Qui multiplie les possibilités, offre une forte probabilité de surestimer la menace. D'avoir peur d'un loup qui n'existe pas et faire de soi-même son pire ennemi.
C'est peut-être un signe. Peut-être le bon moment de sortir de la spirale. Relâcher la pression, perdre. Élégamment transmettre le relai. Et puis voyager avec Gaïa, vivre, et peut-être avoir un gosse.
« Bien joué », murmure-t-il au jeune Indien. Et c'est comme si cela réveillait le gosse. Il sursaute, lève les yeux vers son adversaire, semble découvrir sa présence face à lui, et Plokhine lui sourit et son regard est bienveillant, mais le gosse se raidit, et derrière ses grands yeux noirs on peut lire à livre ouvert le doute qui envahit l'esprit logique et froid du gosse. Plokhine est un prédateur. Plokhine ne félicite pas. Plokhine est tordu et vicieux. Si Plokhine dit « bien joué », si Plokhine sourit, alors qu'est-ce que cela cache ? Le gosse jette un regard paniqué à l'échiquier. Il se ratatine sur son siège. Sa respiration s'accélère. Ses pensées se brouillent. Il a peur. Voilà, se désole Plokhine, quoi que je fasse, je reste un prédateur. Je ne m'appartiens plus. Mon image m'a dévoré. Moi aussi, je suis victime du loup. Alors il se résigne. Son regard devient noir. Son sourire cède la place à ce rictus carnassier si souvent photographié. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il perdra.
Et il pense encore : « Pardonne-moi, Gaïa. »

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