Un Jour de printemps

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C'étaient les grattements de la chatte sur le bord de la couette qui l'avaient réveillée ce matin-là. Adèle avait bien essayé de camoufler son visage, en grognant, dans l'espoir de profiter encore un peu de cet état d'inconscience qui lui tenait lieu de refuge depuis des mois. Mais rien à faire. Une petite patte poilue avait insisté, sortant juste ce qu'il fallait de griffe pour être désagréable sans blesser. Ceci jusqu'à lui découvrir le haut du front et les yeux.
— T'es vraiment une chieuse, Rouminette... Tu ne peux pas me laisser dormir ? 
Adèle ouvrit un œil, puis l'autre, signant-là sa reddition. La chatte était assise sur son torse. Elle la fixait en remuant la queue. Elle avait son air digne et sévère de préceptrice anglaise de la fin du XIXe siècle. Comme si Mrs Rouminette s'apprêtait à admonester Adèle sur sa conduite, avec un léger accent british : « Comment Miss ? Vous n'êtes pas déjà levée ? C'est un jour important today ! Allez debout, du nerf ! »
Adèle soupira. C'était le jour dit. Le jour où elle se devait de tenir sa promesse. Elle s'assit au bord du lit, se frotta les joues pour se réveiller, prit une grande inspiration et se mit debout. Elle attendit quelques instants. Pas trop de vertiges. Pas trop de nausées. Pas trop de douleurs. Bon. Cela faisait déjà quelques semaines que le lever était moins éprouvant. Adèle y goûtait chaque jour comme si elle retrouvait la terre ferme après un long périple sur une mer tumultueuse. Comme une capitaine de navire qui aurait réchappé à la férocité démoniaque de son Moby Dick personnel. Ou plutôt une femme pirate arborant fièrement son bandeau sur le sein. Ou encore... Rouminette miaula sèchement, interrompant les pensées d'Adèle. Pas le temps de rêvasser avec « Mrs » ! 
Passage express aux toilettes, déjeuner léger et débarbouillage dans la salle de bain. Pas question ce matin de se tenir de profil devant le miroir. Ni d'inspecter son torse, ses cheveux, sa peau, ses muscles dans une maudite séance d'avant/après démoralisante. Non, c'était le jour.

Adèle se dirigea dans sa chambre. Elle ouvrit le tiroir du bas de la commode comme s'il s'agissait d'un album-souvenir. Il était fermé depuis des mois. Dedans, des chaussettes, des brassières, des leggings. Surtout, des tee-shirts de toutes les couleurs, floqués pour la plupart. Adèle s'assit en tailleur, prit les tee-shirts et les détailla en les posant un par un sur le sol, face à elle. Run in Lyon. Marathon de Paris. La Montpellier Reine... et tant d'autres. Mis bout à bout, des centaines de kilomètres de course à pied dont Adèle était maintenant à des années-lumière. Elle en avait la gorge serrée. Elle eut l'envie brutale de tout envoyer valdinguer dans la commode, de claquer définitivement ce tiroir, de le condamner avec du gros scotch rouge et blanc. Affaire classée. Dossier sans suite. À archiver. 
Rouminette sauta du lit et vint se frotter aux genoux de sa maitresse. Elle tourna autour des tee-shirts, puis assit magistralement son derrière sur un tee-shirt rose fuchsia. Courir pour elles. Cela rasséréna Adèle qui lui sourit et lui gratta l'oreille.
— Tu comprends tout, toi, hein ? 
Elle fit glisser le tee-shirt de sous le chat, compléta sa tenue et s'habilla. Elle retrouva ses baskets de running dans le meuble à chaussures. Elle les contempla un moment comme s'il s'agissait d'animaux exotiques. Elle avait le sentiment de faire peau neuve dans de vieux vêtements. Malgré tout, elle ne put empêcher une petite voix dans sa tête de lui susurrer : « Et si tu n'y arrivais pas ? Est-ce que tu vas encore supporter de te voir si diminuée ? Fais le deuil de toi-même, laisse tomber, retourne te coucher... » Adèle poussa un cri. En jouant avec les lacets de ses baskets, la chatte venait de planter les griffes dans sa cheville. Cela eut le mérite de fermer le clapet à la sale petite voix. Ne plus réfléchir. Foncer ! 
Oui, aujourd'hui, c'est le jour ! 

C'était une belle matinée de mars, claire, dégagée. La lumière semblait vouloir épousseter les vestiges de l'hiver et colorier les êtres et les choses de teintes printanières. Le fond de l'air était frais. Des conditions idéales. Adèle eut tôt fait de rejoindre le parc de son quartier. C'était une petite prairie, ponctuée ici et là d'îlots boisés, qui n'avait pas encore fait les frais des folies d'aménagement des urbanistes. Elle s'immobilisa à l'entrée du sentier qui serpentait à travers le parc. Elle aperçut un couple qui marchait main dans la main, trois adolescentes qui rigolaient aux éclats, assises en tailleur dans l'herbe, quelques gosses qui faisaient un foot en braillant aussi fort que des pros. Les arbres bruissaient sous l'effet d'une brise légère et des moineaux faisaient craquer les brindilles à leurs pieds. La vie, en somme. Toujours arrêtée au bord du sentier, Adèle se sentit cruellement hors du coup, out, spectatrice d'un film dans lequel elle n'avait même plus un rôle de figurante. Sa bonne volonté du matin lui parut soudain dérisoire. Mais, elle s'était fait une promesse...
Elle s'élança. À petites foulées d'abord, trottinant, puis elle accéléra progressivement. En croisant un autre coureur, elle se rendit compte qu'elle n'avait pas pris son attirail habituel de runneuse : le brassard, le smartphone avec l'application running ouverte scandant la vitesse, les calories dépensées, les kilomètres parcourus. Elle ne le regretta pas. L'essentiel n'était plus là. Le chemin défilait sous ses pieds, les arbres semblaient lui faire une haie d'honneur. Elle réussit à remarquer un écureuil escaladant agilement un tronc, puis un rouge-gorge dissimulé dans l'aubépine. Elle se concentra sur son souffle, les battements de son cœur, le sang pulsant dans ses veines, ses muscles tendus, l'impact de ses pieds contre le sol et les répercussions dans tout son corps. Comme une musique interne, rythmique, qui la rendait vibrante, vivante. Elle accéléra encore. Son corps répondait bien, trop bien même, comme un cheval fougueux à qui on lâchait la bride. Cela lui fit peur. Elle s'arrêta brutalement. Elle ne savait pas combien de temps elle avait tenu. Elle s'en fichait. 
Sur un banc, à proximité, une vieille dame était assise. Elle profitait des rayons du soleil, les yeux mi-clos, sereine comme un chat. Adèle la rejoignit. Elle était couverte de sueur et essoufflée comme si elle venait de courir un marathon. La vieille dame la salua, en souriant.
— Vous êtes bien courageuse, ma petite. Quand bien même j'aurais cinquante ans de moins dans les pattes, je serais bien incapable de cavaler comme vous le faites. Même avec la mort aux trousses..., lui dit-elle.
Puis, la vieille dame tendit à Adèle un mouchoir en papier pour qu'elle s'essuie le visage. Adèle s'apprêtait à la remercier quand elle éclata en sanglots. La mort aux trousses. Oui, c'était bien de cela qu'il s'agissait. D'une voix haletante, sans qu'elle puisse se contrôler, Adèle se mit à tout raconter. Ce putain de crabe qui l'avait pincée au moment où elle s'y attendait le moins. Le cratère au-dessus de son cœur. L'angoisse dans le ventre. Son corps comme un grenier. Son désir asséché. L'amant enfui. Le travail à mi-temps. Et aujourd'hui, sa promesse, la course...
La vieille dame l'interrompit en posant sa main sur celle d'Adèle :
— Regardez ! lui dit-elle en pointant son doigt vers le bord du sentier.
Adèle dirigea son regard vers ce qu'elle lui désignait : un bouquet de primevères qui s'épanouissait au milieu des herbes.
— J'ai quatre-vingt-huit ans, poursuivit la vieille dame, et je n'ai jamais été sûre de rien dans ma vie. Mais, il y a une seule chose dont je suis certaine. Le printemps revient toujours. 
Adèle tourna son visage vers le soleil de ce mois de mars. Elle sourit. C'était son jour de printemps.

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