Les géants aux bourrelets galactiques jouaient dans leur baignoire comme l'ébène, l'un en face de l'autre, à la roulette. Mais les règles du jeu étaient celles des géants, pas celles que nous connaissons : chacun à leur tour, ils lançaient une bille dans le tourbillon, ils en avaient trois chacun, et pariaient sur celle qui s'arrêterait de tourner en dernier, un peu comme ce que nous faisons avec les toupies. Cela faisait des millions d'années qu'ils avaient lancé les billes, et cela faisait des millions d'années que les billes tournaient. Yxx, le géant mascuminin avait parié sur la bille T, et Xxy, le géant fémisculin sur la bille M.
De plus proche, on remarquait que la bille T, qui de loin paraissait déjà morte, noire, carbonisée, était étincelante : bleue, verte et jaune à la fois, et, non visible à l'œil nu, on voyait même, au microscope, tout un microcosme qui la recouvrait : des immeubles, des forêts, des océans, des baleines, des avions, des aigles, des gens. L'autre bille, M, était plus lisse, plus sobre, orangée, presque vide de toute impureté. La bille T c'était la planète Terre. Elle tournait dans le tourbillon autour du Soleil, et Yxx espérait qu'elle tournerait plus longtemps que la bille M, celle que nous appelons la planète Mars. Mais Yxx s'inquiétait, il sentait que la bille T devenait de plus en plus chaude et qu'elle vibrait de plus en plus, premier signe de faiblesse, alors que la bille M, elle, était encore bien régulière et sa courbe bien propre. Le jeu commençait à devenir intéressant et les deux géants redoublèrent d'attention. Yxx se mit à prier en joignant les mains, pour un dieu qui n'existait pas non plus dans son monde gigantesque, mais qu'on avait fini par confondre avec la chance. Il ferma les yeux, inspira fortement, le plus profondément qu'il put, puis retint son souffle.
Sur le terrain, la pluie commençait à s'arrêter, enfin, après une heure à se passer une balle glissante. Il y avait égalité entre les Fox Terrier de Manchester et les White Wapitis du Mississippi. Au même instant, Florian courrait dans la forêt, comme tous les samedis matins, en écoutant de la musique, alors que Georg et Birgit prenaient leur petit-déjeuner sur leur balcon (pois cassés, marmelade, fromage et café sucré), car chez eux le soleil tartinait encore un peu l'atmosphère de sa tendre chaleur. Et dans les rues, comme tous les samedis, des foules défilaient fièrement, armées de pancartes, de bannières et de slogans, réclamant un air plus pur. Car on toussait partout, ici et là, sur cette planète, on toussait, et même les arbres, mêmes les océans, toussaient, intoxiqués par les fumées qui surgissaient partout et qui gisaient ensuite entre le sol et les nuages, on toussait des voitures, des usines, des cigarettes, des micro-particules, et la toux généralisée, étendue au jour et à la nuit, faisait vibrer légèrement la bille T dans son élan pourtant parfaitement enclenché – ce qui tracassait le géant mascuminin Yxx, toujours en apnée et concentré dans son esprit de géant, et qui amusait le géant fémisculin Xxy, plus détendu et diverti par ce spectacle inattendu.
- Tu as parié sur une bille habitée ! Fatale erreur !, dit Xxy.
Fatale erreur, oui, car les géants avaient parié leur vie, évidemment – pari de géant oblige.
Sur le terrain, chaque point perdu était d'office rattrapé, et la tension montait au fur et à mesure que les secondes passaient, entre les Fox Terrier et le White Wapitis ; alors que Florian avait accéléré le rythme et s'était motivé à terminer fort son effort ; pendant que Birgit prenait une dernière louche de pois cassés et se demandait s'il ne fallait pas accompagner cela d'un œuf sur le plat, car l'heure du déjeuner s'approchait et qu'elle devait encore faire une lessive entre temps ; et que, devant les forteresses des pouvoirs, les cortèges arrivaient en chantant, en criant, en jetant des pierres, parfois, en jetant des fleurs, en jetant des mots et en mettant le feu à des poubelles, parfois en s'immolant car le désespoir avait gagné les rangs militants, en étant retenu, frappé, repoussé par toutes les forces de l'ordre du monde réunies, et en continuant de gueuler, comme un joueur de tennis après chaque coup qui crie pour reprendre des forces, car il fallait reprendre des forces et qu'il y avait toujours la plus stricte égalité entre Manchester et le Mississippi, et que Birgit était en train de cuire son œuf sur le plat, pour reprendre des forces, justement ; pendant qu'Yxx se mordait la lèvre en observant scrupuleusement chaque torsion, chaque imprécision, chaque dérèglement de la bille T, qu'il commençait à entendre siffler timidement.
- Cocotte minute !, lança Xxy pour le chambrer. C'est cuit !
Yxx n'entendit même pas et se pencha pour mieux voir sa bille. Il avait envie de souffler dessus mais Xxy le surveillait de près, le sourcil haussé comme un périscope. Alors, Yxx se contenta de regarder, et ce qu'il découvrit fut terrible : les débordements, partout, de violence, de sang, de flammes, d'eau, partout, des érections de murs, de matraques, de canons, partout, la mort, la haine, l'angoisse. Il ne vit pas ce terrain sur lequel les deux équipes se disputaient passionnément la victoire, ni la terrasse de Birgit et Georg, ni la forêt où Florian terminait sa course, ni les débordements de la rue, ah, si, maintenant ils apparaissaient, encore plus gros, avec tous les autres débordements, et la bille T vibrait un peu plus encore, en tournant autour du Soleil, un trou jaune et orange, qui finirait par mettre fin au mouvement.
Après les prolongations, pour mettre fin à l'égalité stricte, il y eut la balle en or : le premier qui marque gagne. On veut faire gagner quelqu'un, on n'accepte rarement deux premiers ex aequo. Le vainqueur, c'est celui qui a été meilleur, au singulier – parfois, c'est celui qui a été le meilleur tricheur, mais ça, c'est encore tabou, et les deux géants, eux, ne savent pas ce que c'était que la triche, c'était trop humain, comme la guerre, comme l'amour. Les White Wapitis avaient la balle, se rapprochaient du but, mais le tireur échoua, ce qui rendit la balle aux Fox Terrier de Manchester, qui avança à son tour, tira, et échoua, sur les poteaux, et ainsi la balle, en autonomie, rebondit d'un poteau à l'autre, sans qu'on ne put l'arrêter. On la regarda voler d'une barre à celle d'en face comme on regarde un match de tennis, et à force de ne pas comprendre, on se contraignit à regarder ce drôle de spectacle historique. Quand Georg prit sa tasse sur la table de la terrasse, il y eut une éclipse, Terre, Lune, Soleil ; et la bille T soudain devint toute noire, ce qui fit penser à Yxx qu'il allait perdre, que la bille allait exploser incessamment sous peu ; mais le temps que Birgit revienne, l'éclipse était terminée et la bille T continuait ses zigzags autour de la Bille Jaune. Les sportifs étaient retournés dans leur vestiaire quand la balle finit par tomber dans le camp des White Wapitis, donnant la victoire à Manchester, sans que personne ne le sut, au même moment où, dans la rue, on avait fini par triompher, utopiquement. Quelqu'un était sorti et avait dit, sur son balcon du pouvoir, celui duquel tous les discours semblent avoir été prononcé : « Notre avenir est entre nos mains ! Il est urgent d'agir ! Je vais commencer la révolution de notre monde ! » et que Georg et Birgit se tenaient la main, debout à leur terrasse, les yeux tournés, fermés, vers le soleil qui les remplirent de vitamines et de détente et ils sourirent, heureux et amoureux.
La bille T tournait encore, finalement, et Xxy soupira, sentant que la partie allait durer longtemps, encore. Il proposa à Yxx de faire un autre jeu en attendant, mais Yxx semblait s'être pris de passion pour cette bille, qu'il ne quittait plus des yeux. « Attends, dit-il à Xxy, je crois que des grains de poussières de ma bille viennent vers la tienne, regarde ! » - et Xxy, serein jusque-là, sut à ce moment qu'il risquait de perdre la partie et qu'il devait faire quelque chose.