Un fléau dans le creux des labours

Je venais de quitter l'atmosphère urbaine, polluée et bruyante. Un ami avait accepté de m'amener jusqu'à la propriété de mon parrain, Humbert. Après environ une heure et demie de secousses sur le goudron, nous arrivâmes à destination. Je fis sortir Saint-Oron, mon chien et pris son harnais. Allez, guide moi, mon brave. Je sentis le contact frais du vent puis j'entendis des gonds grincer à ma droite, j'entrai dans la cour. Une fois que Saint-Oron m'eut amenée devant la porte, ma main se promena sur le mur, trouva la sonnette et appuya dessus. Les gonds grincèrent et quelqu'un s'écria devant moi:
  "Lumaen, entre! Je t'ai fait une petite collation, tu vas te régaler!" 
Humbert me fit entrer dans sa salle à manger. Il avait une grande maison avec une très belle architecture m'avait-on dit. On y trouvait de nombreux meubles sur lesquels étaient sculptées des arabesques alambiquées. J'adorais promener ma main dessus. Après un repas de moineau, je voulus faire un tour dans le champ alentour. Je m'engageais donc avec mon chien dans un champ. Tendant la main pour sentir les épis, je sentis qu'ils étaient plus épars que dans mon souvenir. Mais je n'y prêtai aucune attention, continuant à profiter de ce contact frais et ressourçant que je recherchais. Je me baladais encore pendant quelques temps. Mais plus j'avançais, moins ma main ne rencontrait de céréales. La récolte ne peut être aussi mauvaise, pensai-je. Il doit y avoir une chose qui ronge les plantes. Dans mon questionnement, je fis comprendre à mon chien de s'arrêter puis je m'accroupis et tâtonnai au niveau de la base des tiges. Mes doigts passèrent sur des pieds coupés irrégulièrement et juste à côté, le reste du cadavre du plant dont il ne restait qu'une petite tige dans le sens de la longueur. Cependant, j'avais remarqué quelque chose de plus intrigant, une substance visqueuse qui se formait en traînées. Je suivis promptement ces pistes sur une courte distance en veillant à ne pas m'éloigner de Saint-Oron mais elles s'enfonçaient dans les broussailles et je n'insistai pas. Avec mon petit guide, nous reprîmes notre promenade. Il ne fallait quand même pas la gâcher pour ça. Plus tard, le tracé du champ bifurqua sur la gauche. Lorsque mon berger suisse tourna, mon pied trébucha, sur une racine probablement. Je me retrouvai à terre, étalée tout du long, sans aucun repère. L'humus humide qui composait le sol dégageait un fumet putride qui me filait la nausée. Je tâtonnai pour retrouver mon chien et j'entendis un gémissement, j'avais dû l'emporter lors de ma chute. Je commençai à ramper vers les couinements mais le sol boueux ne me facilitait pas la tâche. Je ne rencontrai aucune tige sur mon chemin, d'ailleurs, le son du vent dans les céréales semblait lointain de tout côté. Je devais me trouver dans un espace exempt de plantes, une sorte de clairière naine. Alors que je me dirigeais vers Saint-Oron, j'aggripai un rocher pour me tracter. Soudain, un éclair de douleur parcourut ma tête. Je me recroquevillai sur moi-même tandis qu'une migraine du feu de Dieu prenait de l'ampleur. J'avais l'horrible sensation qu'un liquide froid, du vif-argent si j'écoutais ma conscience paniquée, s'insinuait à l'intérieur de ma boîte crânienne. Je restais dans cette position plusieurs minutes, jusqu'à ce que je sente un contact chaud et humide à plusieurs reprises sur mon visage. Je tendis la main et mes doigts rencontrèrent un long pelage soyeux. Mon chien s'était relevé et était allé me réconforter. Il m'aida à me relever puis nous repartîmes, lui me guidant, moi me laissant guider, chancelante mais indemne malgré mes maux de tête dantesques. Nous traversâmes le champ tant bien que mal et rentrâmes chez Humbert. Il m'installa dans un fauteuil devant l'âtre pour que je me repose. Je lui parlai de ce que j'avais remarqué dans les champs voisins, le manque d'épis et les traces visqueuses. La soirée se déroula tranquillement devant le feu puis je partis me mettre au lit. Je sombrai rapidement, bercée par les bruits de la nuit et la pluie tambourinante. Une image apparut dans mon esprit, un bigorneau fait de pierre couvert de mousse, il avait d'ailleurs une barbe tressée dont les fibres étaient de mousse. Il portait un linothorax pourpre marqué d'une barre légèrement inclinée, et un filet grossier était noué à sa taille. Une voix caverneuse et puissante résonna dans ma tête :
"La nature trouvera toujours une solution, nul ne peut tenter de la dominer ou de la contrôler..."
Il n'y eut plus aucun bruit et l'image se dissipa doucement dans les ténèbres. Le lendemain, je pris mon petit déjeuner puis je repartis pour les champs, Humbert me rejoindrait plus tard. J'étais encore intriguée par les mystérieuses traces que j'avais découvertes et je m'étais décidée à en découvrir l'origine. Pour cela, une fois au milieu des céréales, je m'accroupis et suivis scrupuleusement les traces gluantes, m'enfonçant dans les plantations si besoin. Après une grosse heure de recherche, Saint-Oron se mis à aboyer, chose très inhabituelle. Je le laissai s'approcher puis je tendis la main et tâtonnai devant moi. Je trouvai une pierre grosse comme un grand poing, je la pris mais elle était beaucoup plus légère qu'elle n'aurait dû être. Je promenai mes doigts tout autour du caillou pour l'examiner, il était beaucoup trop lisse. Quand mes doigts arrivèrent de l'autre côté, ils rencontrèrent une surface molle et visqueuse qui se retira à mon contact. Étonnée, j'examinai plus attentivement ce que je tenais entre mes mains. Ainsi, mes doigts tournèrent tout autour de la pierre pour en déterminer les contours. Et enfin je compris... J'avais entre mes mains une sorte d'escargot dont la coquille faisait la taille d'un poing! L'image du gastéropode de la nuit dernière apparut brièvement dans mon esprit, fugace éclair de perspicacité. Puis je me souvins d'un article à propos d'une espèce invasive de gastéropodes géants et ma migraine reprit. La nature trouve toujours une voie...
 
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