Un effet papillon

Détroit, Michigan, septembre 1998
Tranquillement assise sur un banc de Rouge Park, en plein soleil de fin d’été, Rosa attendait sa petite-fille Jasmine. Elle sortit de son sac un paquet en papier dont elle déroula l’extrémité pour en retirer un gros morceau de cake qu’elle avait préparé le matin.
- Bonjour Granny !
- Ah, te voilà ma chérie ! Viens là, que je t’embrasse ! Installe-toi ici, je t’ai cuisiné un gâteau aux pommes et à la cannelle !
-Mmm, mon préféré, merci beaucoup !
- Alors ! Et ta dissertation ?
- Je suis en plein dedans, j'aimerais écrire une rédaction sur les rapports fille-garçon au lycée, je trouve que le respect n’est pas au rendez-vous, j’ai parfois l’impression d’être un morceau de viande.
- Jolie comme tu es mon cœur, je veux bien le croire...
- Grannyyy, ne dit pas ça, ce n’est pas drôle. En fait, dans mon texte, j'aimerais te prendre en exemple, mais je ne veux pas dire que tu es ma grand-mère, cela changerait trop les choses avec mes amis, même si je suis tellement fière d’être ta petite-fille.
- Pour expliquer mon histoire, tu n’as pas besoin de dire que je suis de ta famille. Expliquer que parfois un geste simple, même le plus anodin peut changer le monde, la vie de millions de personnes est une très bonne idée, je ne te dirais pas le contraire. Ce qui est sûr, c’est que la condition de la femme doit aussi changer.
- Raconte-moi ce qui t’es arrivé ce jour-là alors, car maman m’a déjà tout expliqué, mais en fait, tu ne me l’as jamais vraiment raconté toi-même je ne sais pas ce que tu as ressenti ce jour-là.
- D’accord mon trésor, tout s’est passé le 1er décembre 1955, ma journée avait été longue, je revenais de mon travail. J’étais assise. Petit à petit, les sièges de l’autocar jaune et vert se remplissaient et dans la partie centrale, la zone mixte, il ne restait déjà plus de place, en revanche, il en restait trois de libres dans les dix sièges réservés de l’avant.
- Pour les blancs ?
- Oui, d’ailleurs, c’est à ce moment que quatre blancs montent et payent leur billet. Les trois premiers prennent les dernières places libres et le quatrième, voyant que le car était plein, retourne vers l’avant. C’est alors que monsieur Blake, le chauffeur, est arrivé. Il a demandé à notre rangée de nous lever et d’aller au fond du bus. Il y avait trois hommes sur la même rangée que moi. Comme moi, ils n’étaient pas d’accord, mais ils sont partis en maugréant. Moi, j’ai ressenti une lassitude profonde, je me suis demandé pourquoi je devrais me lever pour ce type, j’ai eu le sentiment de me transformer en un bloc de béton. Mon corps entier me disait que je ne pouvais pas laisser faire. Contrairement à ce que beaucoup ont dit de la situation, je n’ai pas vu défiler dans ma tête tout ce que j’avais déjà vécu comme discriminations pendant des années, mais plutôt la masse informe de l’injustice. Elle m’a tétanisée. Je n’ai rien dit et je n’ai pas bougé. C’est là que Blake m’a reconnue, lui et moi, on se connaissait depuis de nombreuses années, il se méfiait de moi parce qu’un jour, je suis passée par l’intérieur pour aller à l’arrière du bus, il m’avait alors rattrapée et mise dehors sans me laisser le temps de monter par l’arrière du bus, alors que j’avais payé les 10 cents de mon ticket.
- Quoi ? Tu ne pouvais même pas passer par l’allée centrale ?
- Non, la procédure était la suivante : je devais entrer à l’avant pour acheter mon billet, ensuite je devais ressortir pour entrer par la porte arrière, on n’avait pas le droit de traverser la zone pour les blancs, c’était comme ça la ségrégation mon petit chat. Parfois, le chauffeur ne nous attendait pas et démarrait son bus dès que nous étions descendus pour rejoindre la porte arrière. Ce jour-là, je voyais que la porte arrière était bloquée et que je risquais de ne pas savoir entrer, c’est pour ça que j’ai traversé la zone pour les blancs.
- Comment tu faisais pour supporter ça Granny ? C’est dingue !
- Si l’objet de ta dissertation est le rapport homme-femme, comment fais-tu pour supporter les regards appuyés sur ta poitrine, ma petite. Elle est là, c’est tout, tu n’y peux rien, pour toi ce n’est rien d’autre qu’une partie de ton corps. Pourquoi acceptes-tu que pour un homme que tu n’invites pas à s’y intéresser, ce soit une tentation sexuelle ? Est-ce parce que tu trouves ça normal ? Où parce que tu en as l’habitude ?
- Tu as raison, c’est un peu pareil.
- Ce n’est pas pareil, car si tu es harcelée, la loi est avec toi, à l’époque la loi était contre moi. Enfin, cet idiot de Blake m’a demandé une seconde fois d’aller vers l’arrière. Je lui ai dit que je pouvais me mettre près de la fenêtre pour laisser plus de place. Je cherchais une échappatoire sans lâcher pour autant ce que je commençais à ressentir comme une évidence. La tension était incroyable, dans ma tête c’était la guerre entre mes pensées, je voulais respecter la loi, que j’ai toujours respectée et me respecter moi. Quand la légalité est contre toi, crois-moi, ça te chamboule. Je me sentais exposée, tellement seule. Tout le monde me regardait, je sentais de la désapprobation de tous côtés. Du regard, je cherchais de l’aide, un soutien.
Puis j’ai ressenti cette force dans mon dos, elle montait de l’arrière du bus. Je me suis retournée et là, j’ai vu les regards des autres, assis à l’arrière, qui ne disaient rien ou qui parlaient entre eux, mais tous m’encourageaient de leurs yeux qui ne perdaient rien de la scène. J’ai ressenti toute leur force qui me portait au moment où j’ai failli me lever, au moment où j’ai failli céder, c’est grâce à eux que j’y suis parvenue. Ils m’ont donné l’envie de rester simplement là, de dire non à la discrimination qui a fait de moi aux yeux de la société, non seulement une sous-personne, mais surtout une chose qui dérange par sa simple présence. Je tenais enfin la possibilité de refuser les lois ségrégationnistes. Rejeter cette pure injustice qui occupait mes pensées tous les jours et qui nourrissait les conversations que j’avais avec Papy James, je n’ai même pas pensé à ce qui pourrait arriver.
-Que s’est-il passé ensuite
- Je pense que Blake, le chauffeur a ressenti cette force aussi, il m’a semblé déstabilisé, je pense qu’il s’est rendu compte que s’il me touchait pour me faire partir, il risquait l’émeute et peut-être même sa vie. Finalement, ce qui m’a étonnée, c’est qu’il n’a pas argumenté et qu’il est descendu du bus sans rien dire pour appeler la police. Ils sont arrivés pour m’arrêter et là mon destin était scellé. D’un point de vue pénal, ça m’a coûté quinze dollars, l’équivalent de 150 dollars d’aujourd’hui.
Quatre jours, plus tard, grâce à Martin, que je ne connaissais pas encore à l’époque, tous les noirs ont boycotté les bus de la ville de Montgomery. Pendant plus d’un an, nous nous sommes débrouillés en nous rendant à pied au travail, ou alors les taxis nous prenaient pour le prix d’un ticket de bus et l’on s’entassait à cinq dans la voiture. Honnêtement, j’étais à la fois fière et gênée, tous ces gens qui devaient se rendre à leur boulot dans des conditions difficiles. Cela me culpabilisait. Mais j’étais fière de voir que tout le monde s’aidait, c’était de la pure solidarité.
- C’est incroyable.
- Oui, c’est là que Rosa Parks est devenu un nom. On parlait de moi partout. C’était effectivement très inattendu. Un an plus tard, les lois discriminantes étaient abolies dans tout le pays.
- Pourtant des discriminations et du racisme j’en subis encore tous les jours.
- C’est vrai, mais au moins la loi n’est plus du côté des suprémacistes, le travail qui a commencé avec Abraham Lincoln est légalement terminé, il faut à présent que les mentalités continuent d’évoluer et j’espère que tu pourras en profiter de ton vivant ma jolie.
- J’espère aussi...
- Bien, je dois y aller ma petite, embrasse bien ta maman et on se voit dimanche ?
- Oui ! Bye Granny !
Et Rosa s’en retourna chez elle, saluant avec douceur, mais d’une main ferme presque tous les passants qu’elle croisait sur son chemin.