Un derby comme un autre ?

Écharpes, maillots aux couleurs du club, fanions, trompettes de la Renommée, kakemonos, maquillages des enfants de l’école de rugby, soleil et bandas, tout y est ! Mais moi je n’y suis pas vraiment cette année. Pourtant LE DERBY, chez nous, cela signifie encore quelque chose.
Définition ? Le choc ancestral de deux mondes qui s’opposent dans une partie de... non il serait plus juste d’écrire de deux patries qui s’opposent lors d’une partie... Vous n’y comprenez plus rien. C’est normal : partie, Patrie. Remarquez l’analogie des lettres. Seul un R, celui qui roule sur notre langue commune, notre patois du Gers, change de place et explique que notre stade de « rrrrugeby » est notre terre ! Vous comprenez ? Aux armes citoyens, formez vos bataillons ! la ligne blanche qui délimite notre en but est la tranchée sur laquelle nous mourrons les armes à la main et les crampons aux pieds.
Mon club bien aimé, celui de mes tripes, celui de mes ancêtres, Bragelonne-du-Gers, rencontre Marie-sur-Adour ce dimanche lors du match de rugby qui, tous les ans, sublime les cœurs à en faire exploser certains. L’année dernière, celui du vieil Apollinaire par exemple. Ce vieux bouc n’avait pas bu plus d’Armagnac que d’habitude et nous avions perdu chez eux. Mais à Bragelone-du-Gers on ne rigole pas avec LE DERBY. Apollinaire était mort de honte, de déception, de douleur. Enfin on n’avait pas procédé à une autopsie, alors on suppose, n’est-ce pas ?
Le derby de cette année est l’évènement marquant de ma vie. Il y a des raisons pour cela. Pour la première fois, je n’allais pas me rendre dans les tribunes dans l’état d’esprit d’un supporter entièrement dévoué à son club. Ah ! que la vie est compliquée parfois. Il allait bien falloir rester fidèle à son histoire pourtant. Non ? Je n’ose pas avouer ce qui déchire mon cœur de supporter. J’ai presque honte. Bon, passons pour le moment : vous voulez comprendre le contexte du derby ? OK.
Bragelonne-du-Gers (mon club) et Marie-sur-Adour (les autres) se font face de chaque côté de l’Adour depuis que leurs ancêtres sont sortis de leurs cavernes et les nôtres de la cuisse de Jupiter. Bien sûr les Pyrénées rayonnent sur notre horizon commun depuis toujours. Les forêts offrent aux deux communes leurs richesses telles que bois, champignons, gibiers, animaux sauvages protégés. L’Adour partage entre nous ses eaux poissonneuses dans lesquelles mouchent des truites saumonées et des barbeaux à peine visibles, brillants dans les fonds comme des pièces de métal. Les plaines qui bordent le fleuve sont riches de terres arables où poussent fruitiers, céréales, vignes, potagers, tabac et s’ébattent nos canards gras qui fondent sous la langue comme des bonbons.
Mais nous sommes différents. Seuls les « gensses » du coin le savent. Car bien entendu le versant de colline adossé à Bragelonne-du-Gers est plus riche en fruits et légumes et nos caves fournissent un armagnac bien meilleur qu’à Marie-sur-Adour. Les eaux qui coulent le long de notre rive sont plus généreuses que celle du nord et ne me demandez pas pourquoi, c’est ainsi depuis toujours. A Bragelonne-du-Gers, depuis des millénaires, nous brassons nos gènes pour créer génération après génération, les meilleurs rugbymans de la planète. Donc nos femmes se marient avec des types du versant nord et des filles du nord viennent chez nous, au sud, trouver l’élu de leur cœur. Tous de sublimes héros !
Ce jour-là, nous recevons. Comment allais-je vivre cela ?
– Ici c’est Bragelonne-du-Gers.
– Qui ne saute pas n’est pas Bra-geo-nais !
La foule hurle en se dirigeant vers le stade. Les bandas sonnent le rassemblement à grands coups de grosses caisses. Les notes et les chants tourbillonnent dans l’air embaumé par les fleurs des cerisiers. Nous voilà installé en tribune, au soleil, moi et mes potes de toujours. Des hurlements de bêtes et des sifflets chassent les nuages des sommets enneigés éclaboussant d’une blancheur immaculée ce beau jour de printemps. Il fait presque chaud.

J’imagine les joueurs dans les vestiaires. Concentrés, chauffés à blanc par leur entraîneur, attendant d’entrer sur-le-champ de bataille. Les présidents respectifs des deux équipes leur offrent leur « maillot quotidien » comme s’il s’agissait d’une relique de Jésus-Christ et de sa Mère. Comme « Lui », mon cœur saigne. Mes potes me tapent dans le dos en rigolant, sans oser me dire quoi que ce soit de la traitrise dont je suis à l’origine. Je l’imagine, lui, oui spécialement lui. Ma gorge se serre.

Les équipes prennent position sur l’arène. Marie-sur-Adour a gagné le toss et donne le coup d’envoi. Réception parfaite. Le ballon vole de mains en mains pendant quelques minutes. Super placage défensif de leur 13. On conserve la balle : les gros s’engagent la tête la première. Les derbys se gagnent à la tronche. Première échauffourée et première pénalité pour nous. Notre buteur passe la bechigue (la balle) entre les perches. Hurlements de joie. Sur le renvoi nous perçons les lignes adverses, lorsque, sur la dernière passe qui devait nous envoyer à dame, le 10 adverse réussit une interception qui le conduit entre nos poteaux où il aplatit dans l’en-but. Mais a-t-il vraiment aplati ? Hurlements de détresse, jurons, arbitres vendus, insultes. Rien n’y fait. Tout le monde l’a vu lâcher la balle avant de toucher le sol sacré de notre en-but sauf les arbitres et les supporters de Marie-sur-Adour (et moi !). Transformation réussie. À la mi-temps nous sommes menés 7 à 3. Les mouches ont changé d’âne.
Devant une bière, à la buvette, je refais la mi-temps avec mes potes. Moi je l’avais vu aplatir, le 10. Pas eux et disent-ils je ne suis pas objectif ! Je n’ai pas insisté étant donné la situation délicate dans laquelle je me trouve.
Seconde mi-temps, on joue avec le vent d’autan dans le dos. Enchaînement de pick and go, de mauls, de fautes de mains, de chandelles qui n’éclairent en rien le jeu. La tension est à son comble. Pénalité contre nous face aux poteaux, carton jaune (expulsion 10 minutes de notre talonneur) : 10 à 3 pour eux. Cris de fauves, arbitre pourri (encore !). Au fond, ils jouent mieux que nous les moments forts. J’ai parlé un peu vite. Sur le renvoi, leur arrière en panique lâche le ballon qui roule dans l’en-but. Essai de notre ailier ! C’est de la folie pure dans le stade : les bandas se déchainent le temps pour notre buteur de réussir la transformation : 10 à 10. Nous sommes à nouveau 15 contre 15 avec le retour du carton jaune.
Trop de coups de pied de pression sans effet de part et d’autre. Plus rien ne se passe vraiment. 10 à 10 : 80e minute. Nous continuons à jouer pour éviter l’humiliation d’un match nul. La tension est à son comble. Quelques gifles sans conséquence partent à la fin d’une mêlée. Sans conséquence ? Tout dépend pour qui ? Pénalité contre nous face au poteau : 52 à 55 mètres. Un challenge impossible face au petit vent d’autan. Le 10 va la tenter. S’il la passe, on perd 13 à 10. Il se prépare avec soin. Suit sa routine de buteur. Je la connais par cœur. C’était la mienne ! Course, coup de pied franc, rapide, sec. La balle s’envole et passe entre les poteaux. Coups de sifflet de l’arbitre. Joie des joueurs et des supporters de Marie-sur-Gers. On a perdu ! Un drame.
Mon pote de toujours se tourne vers moi et me dit en me tapant fort dans les dos : « Putain con, il est fort ton fils ! Le meilleur 10 de l’histoire du rugby. Il tient de son père ».
Je reste là, dans la tribune, au soleil, fier comme Artaban. J’attends qu’il vienne me dire bonjour. Je l’aime, ho ! combien, je l’aime aussi pour ses choix de vie courageux : son nouveau club. Et plus tendre, sa nouvelle compagne, une fille de Marie-sur-Adour (elle est merveilleuse). Derby disiez-vous ? Je regarde le ciel où réside ma femme, sa maman.
- Bonjour papa » me dit-il en s'asseyant près de moi.