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Je n'ai jamais aimé cette ville grise. Ses murs brisaient toujours l'élan de mes rires et ses rues étroites ne pouvaient suffire à l'ampleur de mes rêves. Les visages y étaient trop sérieux, comme s'ils avaient peur que leurs traits révèlent un soupçon de bonheur. Un chagrin de passage pourrait le remarquer.
Sur cette ville, la réalité laissait planer son ombre pesante.
Mais il y avait un endroit où la vie se parait de couleurs presque irréelles. Aucune tristesse n'en connaissait le chemin. Pour mon frère et moi, c'était un coin de paradis.
Mon père nous y emmenait le dimanche, quand il faisait beau.
— Ne lâche pas la main de ton frère.
Il le répétait toujours. Je hochais la tête, tout en serrant fermement cette main qui m'empêchait de me perdre dans les labyrinthes de ce monde merveilleux, me soulevait quand je tombais parfois, le regard ébloui par toutes ces lumières vives et ces visages bienheureux. Mon frère avait l'habitude de me devancer de quelques pas, juste assez pour connaître les chemins et m'en choisir les plus sûrs.
Quelques années l'éloignaient de moi. Mais ici, j'avais l'impression que nous avions le même âge, celui de l'insouciance et des premières rêveries. C'était peut-être la magie de cet univers, même les adultes y retombaient en enfance.
Quand le carrousel tournait, nous chevauchions nos rires, agrippés fermement pour ne pas nous laisser emporter dans un vertige de bonheur. Le clown nous offrait son plus beau sourire. Un magicien faisait sortir une pièce de monnaie de mon oreille, faisait disparaître un pigeon puis le retrouvait blotti sous mon chapeau. Nous riions de bon cœur dans le palais des glaces, en contemplant nos reflets déformés.
Devant le stand de jeux de tir. Mon frère visait l'ours en peluche, le plus gros. Il le touchait toujours et j'en sautillais d'une joie presque cruelle face à une autre fille qui voulait le même.
La voyante penchée sur sa boule de cristal éveillait notre curiosité. Elle savait lire l'avenir aussi dans les lignes des mains. Nous avons osé nous approcher d'elle une seule fois. Elle me dit que ma ligne était toute droite, tellement monotone, et que ma vie y ressemblerait. Devant la paume tendue de mon frère, elle resta pensive.
— Ta ligne ne dit pas trop, mais ton destin, il est...
— Extraordinaire ?
Il aimait ce mot et adorait l'employer partout. Les gâteaux de ma mère étaient extraordinaires, sa voiture rouge l'était aussi. Nos journées de jeux dans ce parc étaient extraordinaires, il me le disait le soir avant que le sommeil alourdisse ses paupières.
La voyante sourit.
Il marcha d'une allure fière, bombant le torse. Je l'ai envié, ce jour-là, pour ce destin extraordinaire qui l'attendait.
Nous étions avides de tout découvrir. Mais la journée glissait entre nos doigts. Nos mains épuisées lâchaient les ficelles des ballons, qui s'en allaient libres de toute attache. Des nuages barbe à papa recouvraient le ciel et le couchant nous laissait un arrière-goût de bonheur fuyant. Nous marchions funambules sur un rai de lumière qui nous séparait de la nuit. Et chaque battement de nos cœurs nous rappelait qu'il ne nous restait plus beaucoup de temps.
J'avais peur parfois, surtout sur nos montagnes russes. Mais j'avais la main de mon frère pour m'accrocher.
Monter, descendre, monter, cueillir la Lune au passage. Il me demandait de deviner dans quelle main était la Lune. Je me trompais toujours.
Quand les néons entachaient l'obscurité, des lucioles partageaient nos valses. Le manège nous emportait dans sa ronde et nous priions pour que le temps s'arrête, pour que la terre interrompe sa marche, pour qu'on reste suspendus dans le vide, les pieds ballants. Nous priions pour que l'on puisse rebrousser la pente du jour et tout recommencer.
Mais la voix de mon père nous ramenait à la réalité.
— Il est temps de rentrer.
Et nous répondions en chœur :
— Encore un peu.
Pour grandir, c'était pareil. Le temps nous pressait et nos révoltes ne pouvaient pas prolonger notre enfance.
Au retour, c'était moi qui devançais mon frère. Je lâchais sa main et me jetais entre les bras de mon père qui me portaient vers la ville grise.
Mon frère marchait d'un pas las, avec cette envie de nous laisser et revenir vers ses jeux.
Il ne voulait rien savoir du monde adulte.
Il ne voulait rien savoir des larmes dissimulées sous les sourires des clowns ni des miroirs qui déforment les visages en leur inventant des rides. Il ne voulait pas savoir qu'il y a des choses, une fois disparues, qui sont perdues à jamais et aucun magicien ne peut les retrouver. Il ne voulait pas savoir que le pouls de la vie est une montagne russe, elle fait souvent peur, et la plupart du temps on n'a pas une main rassurante pour s'accrocher.
Son cœur était trop faible pour supporter le côté sombre de la vie.
Moi j'ai vieilli, et je n'ai pas cessé de vieillir.
Il est resté un enfant.
J'aime à croire que dans son coin de paradis, il y a des manèges qui n'arrêtent jamais de tourner. J'aime à croire que je le retrouverai là-bas un jour. Promis, cette fois-ci, je ne lâcherai plus jamais sa main.
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