Un brouillon qu'on réécrit sans cesse

Toute histoire commence un jour, quelque part. Peut-être la mienne débutera-t-elle hier. Ou débuta ? Je sais plus vraiment.
Je vais pas m’épancher longuement sur cette histoire, elle ne mérite que peu de crédit. C’est que ça se passe dans une petite ville perdue dans la Belgique, pays oubliable parmi tant d’autre. Son héro ? Je sais pas, ça devrait être moi, mais c’est peut-être toi au final. Toi qui existes et n’existes pas à ma manière.
Je m’appelle Thimoté, j’ai 17 ans et hier j’ai finalement tenté de me suicider. Pourquoi « finalement » ? Je sais pas, ça sonnait dramatique et j’aimais bien.
Le truc c’est qu’il y a cette fille que j’aime bien... Non je mens... En fait mon père est... C’est pas vrai non plus. Quand j’étais petit... Bon je vais te l’avouer, je sais pas pourquoi je l’ai fait. Je suis plus intelligent que toi et pourtant je peux pas t’expliquer un truc aussi simple, je pars dans les excuses habituelles du gamin dépressif qui a des raisons d’aller mal. Quand t’es moi, t’as pas de raison d’aller mal. Quand t’es moi tu vas juste mal comme un petit con trop bien dans sa vie.
Hier encore j’étais avec toi, je te parlais, tout était normal. Normal comme je peux l’être, tu me connais. Pourtant 2 heures après t’apprends que je suis à l’hosto avec une machine pour me faire respirer. T’es étonné ? C’est que t’as pas regardé de plus près. Ou que je cache trop bien mon jeu, je sais pas.
C’est toujours ce qu’on se demande quand on est comme ça. On rigole bien, on vit sa routine et on se dit : « Si je le fais maintenant, en rentrant, les gens vont pas comprendre ? ça aurait pas de sens ». Alors tu rentres chez toi, tu t’endors pas avant 4 heures du matin tant l’angoisse te ronge et le lendemain on te demande pourquoi t’as encore joué jusque si tard et que tes cernes touchent limite le sol tant on voit que t’es déphasé.
Pourtant quand j’étais enfant, la vie était beaucoup plus... J’avais promis d’arrêter de mentir, c’est débile, je m’ennuie moi-même. Je m’appelle Thimoté, je sais plus si je l’avais dit, et c’est mon histoire que je te raconte là. Je manque probablement d’humilité à croire que ça va t’intéresser. Je suis Thimoté et je suis comme ça. Où je voulais en venir ? Ah ouais je tentais de me bercer de l’illusion d’une enfance douce et heureuse. Elle le fut.
Elle le fut mon enfance, elle fut heureuse. Pourquoi j’en parle du coup ? Ah oui l’angoisse. Tu sais ce que c’est la culpabilité ? Question débile. Tu sais ce que c’est la culpabilité quand t’es hypersensible ? Ma culpabilité je la vis tous les jours. Tous les jours je me sens mal de me sentir mal alors que rien ne m’a jamais donné de raison de me sentir mal. Je suis pas légitime. Je m’appelle Thimoté et je suis pas légitime et je me bouffe comme je te bouffe chaque minute qui passe dans ce putain de monde. Ma tentative de suicide n’avait pas de justification et ça me donne encore plus envie de recommencer. Recommencer parce que je vais vivre avec ton putain de regard sur moi, ton putain de regard sur moi tous les jours. Ce regard qui me demande ce que t’as pu faire de mal pour que je finisse par faire ça. Rien, alors arrête de me regarder comme ça chaque fois que j’ose ouvrir les yeux.
Et c’est ça que j’arrive pas moi-même à comprendre. Tout devrait être si simple. Je suis tout ce dont tu rêves rêver mais... Je suis surtout un crâne ouvert et à vif. Je suis une bouse de sensibilité qui te regarde dans les yeux et qui te déprime. Je suis comme ce texte : un brouillon qu’on réécrit sans cesse et ainsi je suis tout ce que j’écris, mais également ce que j’efface. Je celui qu’on ne veut plus parmi nous. Je suis ton pote qui parle pas. Je suis le mec que tu prends pour un fragile. Je suis aussi celui dont t’as pitié et que tu veux prendre sous ton aile. Je suis le gars que tu crois trop con que pour voir que tu te fous de sa gueule. Je suis l’ado que les profs croyaient autiste. Je suis le fils de mon père. Je suis pas que ça, mais je suis en même temps tant ça.
Je me suis présenté, tu m’as écouté. C’est quoi la suite encore ? C’est vrai, j’en sais rien, ça m’ennuie déjà... Je me décrivais comme une chair laissée à l’air libre, ne sachant même pas l’entéléchie de sa pensée. Ça m’arrive de me perdre dans ma pensée, dans mon identité. Je t’avais dit que moi c’est Thimoté ? Je suis obligé de me le redire souvent à moi-même, comme pour me rappeler qui est le gars qui pense dans ma tête. Parfois je me sens comme une sorte d’ersatz d’un autre moi, qui se répète encore et encore depuis plus d’un siècle. Comme la réplique d’un séisme, je suis de moins en moins fort. Je ne suis plus qu’un poète à si faible magnitude, ne ressemblant que trop peu à la figure fantasmée de l’ado angoissé et sous influence.
Demain sera un autre jour. Je suis encore ce soir en observation dans ma chambre d’hôpital, mais c’est demain que tout commence. Tu te souviens ? Toute histoire commence un jour. Le voilà ton jour... Ou plutôt ta nuit. Dans une chambre miteuse je débute mon histoire. Je t’ai fait les présentations. Je me demande pourquoi j’ai pas laissé une lettre avant de filer hier. Encore une question que je me pose mais à laquelle il ne répond pas. On verra demain. J’ai changé d’avis, mon histoire commence demain. Ce soir c’est encore trop tôt. Je suis pas prêt...
2.
Je me lève, mon sac est déjà prêt pour rentrer à la maison. Dans la voiture, personne ne parle, c’est inhabituel. Je me dis : « c’est sûrement à cause de moi ». Enfin... Je me dis toujours ça, mais c’est que cette fois j’ai dû un peu casser l’ambiance et c’est vraiment à cause de moi. Ça sera différent demain à l’école. Dans la vie, quand tu fais une grosse connerie, la majeure partie des gens que tu côtoies font tout simplement semblant de rien et ce par pudeur... Plutôt par lâcheté à vrai dire. Tout le monde le saura, tout le monde va me regarder et rien dire. Tout le monde va faire comme si ce n’était qu’une erreur, comme si je n’avais pas fait exprès de me louper. Ces gens sont d’une simplicité... C’est étrange comme par moment les gens savent que tu les domines intellectuellement, mais qu’à d’autres ils te prennent juste pour un gamin maladroit. Je rentre, je vais direct dans ma chambre. Mon corps supporte encore mal le traumatisme qu’il vient de subir et il me faudra un peu plus de temps pour reprendre une vie normale. Car c’est bien ça le but, non ? Reprendre une vie normale. En tout cas c’est comme ça que les gens pensent la chose. Je sais pour ma part que ce n’était qu’une étape de ma vie, l’étape où je rappelle aux gens que j’existe, l’étape où je prouve mon égocentrisme et où j’accable de culpabilité les autres pour ne pas avoir été là. Je leur renvoie l’ascenseur d’une certaine manière, comme je te renvoie l’ascenseur chaque jour, me faisant sans cesse culpabiliser de ma propre existence. On ne laisse pas une porte ouverte quand on veut vraiment en finir, on verrouille tout et on s’éteint. Les gens pensent mon acte comme désespéré mais ne voient pas la toxicité de mon état, ne voient pas qu’aujourd’hui j’allais bien, que c’est le temps qui empirera les choses, quand l’angoisse ontologique se transformerait en anxiété nerveuse, quand mes nuits seront faites de crises longues et répétées.
J’écris aujourd’hui, j’ai 21 ans. Les choses ont changé sans vraiment le faire. J’ai fini par être obligé à choisir entre le chômage et les études. Malgré mon anomie maladive, j’ai avancé de façon presque naturelle jusqu’à en finir avec celles-ci. Moi, le gosse inadapté, celui dont on pensait qu’il ne rentrerait pas dans les rangs, celui qui était déjà l’échec auquel on le destinait. Le problème n’aurait pas été de réussir avec succès, mais de me laisser contrôler, de les laisser m’avoir, de se laisser naïvement porter par la foule vers l’abattoir. Je me suis encore perdu avec tout ça...
Ah ouais, l’université. C’est drôle parce que ça ressemble beaucoup à l’école secondaire, sauf qu’ici les pions se croient encore plus intelligents qu’avant. On est l’élite, tu vois. Les futurs intellectuels de demain. Nous ne sommes ici que par notre intelligence et notre mérite et pas juste parce qu’on est des gros bourgeois. Regarde comme j’ai trimé, mon pote. J’ai niqué le monde en étant un échec. J’ai baisé la vie alors que je me touche dans ma chambre au lieu d’aller aux cours. Je suis une fraude du système et personne n’arrive à se l’avouer. Je suis la preuve par trois que tu peux être un moins que rien et finir au plus haut placé.
Tu la vois ma souffrance, mon amertume. Je pourrais être encore plus que ce que je ne suis, mais à la place je me bouffe ma sale fragilité à chaque heure qui avance, à la place je prends un vent d’angoisse chaque fois que je tente de sortir de moi-même. Et ça m’apporte quoi, hein ? C’est très simple, ça m’apporte des diplômes. Ça m’apporte de la réussite sur un plateau parce que je suis né plus intelligent, plus blanc et plus viril que toi. Tu peux me jalouser, c’est vrai que les normes habituelles s’appliquent pas à ma personne. Et tu vois ça, c’est en ayant été personne pendant toute ma vie, en me faufilant comme un cafard. J’enferme aucune haine, aucune rancœur envers d’autre personne que moi et c’est bien votre problème si je me reconnais trop en toi.
Flûte... C’est pas tout ça, mais je m’étale trop... Il va être l’heure de rentrer dans le troisième et dernier acte et ça serait bête d’arriver en retard. Je te retrouve de l’autre côté.
3.
Te voilà rentré dans ma tête, si tu n’y étais pas déjà. Je sais que c’était prétentieux de ma part et je devrais m’en excuser. Je devrais m’en excuser mais ça sonnerait mal donc laisse tomber.
Je reviens vers toi aujourd’hui pour te finir mon histoire, celle qui a commencé il y a pas si longtemps, il n’y a qu’une ou deux éternités de cela. Les choses avancent vite mais ne changent pas tant que ça et même si tu ne fais qu’évoluer, il te restera toujours ce petit quelque chose d’autrefois, en toi à jamais. Je n’ai pas pu avec le temps me battre contre l’angoisse, contre ma nervosité maladive. Me battre a été vain, tenter de devenir la personne bien sur elle qu’on voulait de moi m’a presque tué, m’a mené aux crises et aux minable conneries que j’ai pu connaître tout au long de ma courte vie.
Je vais faire concis parce que j’ai d’autres choses de prévue plus tard dans la journée et que ça m’ennuie profondément d’autant écrire pour ne rien dire. Aujourd’hui j’ai encore pris un an, j’ai fini mes études et je suis installé dans une petite vie simple. Si je devais reprendre mes mots d’autrefois, je suis toujours la fraude que j’ai toujours été. Je le suis toujours, il est vrai, mais j’ai fini par la faire mienne cette fraude. En comprenant ça, j’ai décidé de construire une symbiose, une symbiose avec le bon et le mauvais qu’on pouvait voir en moi, une symbiose avec ce que j’ai écrit et ce que j’ai effacé. Le bon et le mauvais qu’on pouvait voir ou que je pouvais sentir, car n’étant que le reflet de moi-même j’ai l’occasion de juger Thimoté. Un jugement souvent moins flatteur et bien plus destructeur que les autres.
C’est pas en seulement quelque année qu’on sort d’un état pitoyable comme celui de mes précédentes interventions. Il faut du temps et comme je l’ai dit, je suis un gosse anxieux et parfois haineux envers ce qui me ressemble trop. J’ai plus besoin de revenir sur les raisons qui ont fait que ça a tourné comme ça. J’ai déjà essayé précédemment et je crois que tu peux être témoin de l’échec que ce fut. Non, aujourd’hui c’est peut-être le jour et l’endroit où commence enfin cette histoire, le jour où je ne sortirai plus d’un ton lâche qu’il serait préférable d’attendre demain, que je ne suis pas prêt, que quand ce sera le cas ma vie commencera finalement. Non, je ne serai jamais prêt, toi non plus d’ailleurs. Je ne peux moi-même aider Thimoté et n’essaie pas toi non plus.
Tu m’as lu et ce jusqu’à conclure cette histoire avec moi. Tu auras été autant une aide qu’un poids et ce sont ces deux faces de tes multiples visages que je retiens quand je te vois en terminant ce texte. C’est en vivant ma meilleure vie que je te quitte, pour aller m’étendre vers l’extase débile que j’attendais tant.