Certaines femmes sont fières de défiler pour de grands couturiers, d'autres concourrent pour revêtir leur région en bandoulière, toutes comptant sur leur beauté pour briller. Elle défilait, le sourire aux lèvres, le drapeau de son pays flottant derrière elle comme dans le tableau de Delacroix. Elle le portait avec une si grande fierté qu'on aurait pu croire qu'elle fût belle. Mais ce n'était pas sa qualité première, elle n'était pas née pour cela et c'était tant pis ou tant mieux, elle vivait avec d'autres valeurs. Les couleurs sur le cœur, elle sentait les pulsations battre la chamade sous ses côtes. C'est qu'il y avait un peu de stress, malgré tout, de défiler devant autant de monde. Elle n'avait que dix-neuf ans, c'était peu, mais on parlait parfois d'elle comme de la perle rare du sport français. Elle défilait, en tête de l'équipe de France des Jeux Olympiques. Elle pleurait même un peu, car l'émotion était trop grande pour une fille aussi jeune qu'elle. Malgré tout, bien qu'elle ne soit pas particulièrement jolie, elle entretenait un charme naturel, insolent, discret et éclatant. Elle pleurait et souriait en même temps. Au-dessus d'elle flottaient les trois couleurs qui l'avaient fait grandir pendant dix-neuf années.
Le bleu, d'abord, c'était l'eau de sa piscine, c'était la couleur de son premier bonnet de bain et de son dernier maillot. Elle n'avait pas cessé de défier le flot à la vitesse, grapillant chaque année quelques millièmes de secondes. Le temps, pareil à une vague faite de millions de gouttes, lui avait presque laissé faire ce cambriolage de gouttelettes. Devenant de plus en plus bleue, elle avait également attiré à elle de plus en plus de regards. Son entraîneuse, quand elle avait débuté à huit ans, l'avait ensuite confiée à un entraîneur, une fois qu'elle fut assez douée, à ses douze ans. Elle n'avait fait que progresser entre les mains de ce nouveau maître à penser. Puis, à ses seize ans elle avait été envoyée dans un autre centre de formation, confiée à un nouvel entraîneur, dans une piscine où l'eau semblait toujours plus bleue. C'est là qu'elle avait gagné le championnat de France, qu'elle avait eu son premier podium européen et qu'elle avait grimpé la première marche au championnat du monde féminin junior, auréolée par La Marseillaise, dans une salle illuminée par des spots bleus.
Le blanc ensuite. On l'avait surnommée la Sirène Blanche, quand elle nageait, à cause d'une maladie de la peau, une sorte d'allergie qui avait failli mettre un terme à sa formation. La solution avait été de trouver des collants blancs, qui couvraient ses jambes et ses pieds et lui permettaient de continuer ses nages. Elle dut longtemps se crémer la peau, le visage, les bras, le cou, pour se protéger des atomes de l'eau. On supposait au départ une allergie à la javel des piscines mais les démangeaisons s'en allèrent comme elles étaient venues, un jour vers ses seize ans et elle fut délivrée de ce handicap. Mais quelques mois plus tard, poussée par une femme un peu trop pressée dans les escaliers du métro, elle se cassait la jambe, et ses bleus furent couverts d'un plâtre blanc qui l'immobilisa quelque semaines de plus. La sirène blanche devint pendant ce temps là, la femme-pirate avec sa jambe de bois, sa patte toute blanche. Mais dès que cela lui fut retiré, elle retrouva son meilleur niveau, et bientôt fut hissée au sommet enneigé des récompenses thermales de ces concours sans médailles. Elle avait profité de sa première place, du haut de son Olympe.
Mais c'était le rouge qui avait fait ce qu'elle était devenue aujourd'hui. D'abord, cela lui rappelait ses petits chaussons rouges dans lesquels elle avait expérimenté ses premiers pas. Et sa couverture rouge qui avait enveloppé ses premiers rêves. Mais par rapport à la natation, ce rouge était advenu vers ses quatorze ans, dans ses souvenirs. Elle était favorite au championnat d'Europe de sa catégorie, c'était à Berlin. Elle avait séché les cours pour participer et son entraîneur l'avait accompagnée avec son équipe, la France. Ils avaient visité la capitale, ils s'étaient entraîné dans le bassin où tout allait se jouer. Et puis, deux jours avant les phases de qualification, elle avait eu ses premières règles. Honteuse, elle n'avait d'abord rien dit à son entraîneur. Mais une de ses coéquipières, Jeanne, avait remarqué les traces dans les toilettes des filles, et avait prévenu Yann, l'entraîneur. Il était allé la voir ils avaient discuté, il l'avait rassuré. Et elle avait passé la première phase de qualification en finissant cinquième. Puis, les règles durant, elle avait croisé les doigts pour que rien n'arrive pendant sa nage, et l'espoir avait eu raison d'elle. Elle se qualifia malgré tout pour les quarts de finale. Le soir de sa victoire, à l'hôtel où ils étaient logés, les qualifiés consolaient les perdants, on mangeait, on chantait, on dansait, elle avait embrassé Alban, le nageur insoupçonné de Tarbes qui avait un an de plus qu'elle. Puis il y avait eu la nage pour les demies finale, elle avait terminé première, elle n'avait pensé qu'à Alban et avait flirté avec son record personnel. Mais la veille de la finale, elle s'était mise à pleurer, c'était les règles pour les toutes femmes et c'était la règle pour tous les champions, le trac des grands rendez-vous. Yann était venu la rassurer, il l'avait serrée dans ses bras, il l'avait embrassée, déshabillée, violée, elle n'avait rien eu le temps de dire. Le lendemain, la nage de la finale avait lieu à 15h35. Elle était favorite. Mais elle se sentait mal, ailleurs. Elle avait vomi à 15h20, Yann l'avait grondée, l'avait rassurée, elle s'était isolée et assise dans son vestiaire, son casque plein de musique dans les oreilles. La course avait commencé. Elle s'était élancée. Et au milieu du retour, alors qu'elle rattrapait la première nageuse, elle s'était mise à saigner, remplissant sa ligne d'eau de sang. Tout était devenu rouge et bleu, violet. Elle s'était mise à pleurer, et avait fini quatrième.
C'était dans ces trois couleurs qu'elle avait baigné toute sa vie, dans ces trois couleurs du silence. Et maintenant que le silence devenait trop fragile dans cette société, elle avait parlé. Son entraîneur était tombé. C'était de ça qu'elle était le plus fière, quand elle portait ce drapeau au-dessus de sa tête, ce n'était pas de ses médailles et de ses prix. De ses petits yeux bleus et sans vraiment rougir, elle découvrait la force des engagements. C'était de son courage qu'elle voulait qu'on parle dans ce défilé qui n'était ni de mode ni de beauté. C'était un défilé d'honneur, une lente marche de vengeance faite de pas immenses.
Le bleu, d'abord, c'était l'eau de sa piscine, c'était la couleur de son premier bonnet de bain et de son dernier maillot. Elle n'avait pas cessé de défier le flot à la vitesse, grapillant chaque année quelques millièmes de secondes. Le temps, pareil à une vague faite de millions de gouttes, lui avait presque laissé faire ce cambriolage de gouttelettes. Devenant de plus en plus bleue, elle avait également attiré à elle de plus en plus de regards. Son entraîneuse, quand elle avait débuté à huit ans, l'avait ensuite confiée à un entraîneur, une fois qu'elle fut assez douée, à ses douze ans. Elle n'avait fait que progresser entre les mains de ce nouveau maître à penser. Puis, à ses seize ans elle avait été envoyée dans un autre centre de formation, confiée à un nouvel entraîneur, dans une piscine où l'eau semblait toujours plus bleue. C'est là qu'elle avait gagné le championnat de France, qu'elle avait eu son premier podium européen et qu'elle avait grimpé la première marche au championnat du monde féminin junior, auréolée par La Marseillaise, dans une salle illuminée par des spots bleus.
Le blanc ensuite. On l'avait surnommée la Sirène Blanche, quand elle nageait, à cause d'une maladie de la peau, une sorte d'allergie qui avait failli mettre un terme à sa formation. La solution avait été de trouver des collants blancs, qui couvraient ses jambes et ses pieds et lui permettaient de continuer ses nages. Elle dut longtemps se crémer la peau, le visage, les bras, le cou, pour se protéger des atomes de l'eau. On supposait au départ une allergie à la javel des piscines mais les démangeaisons s'en allèrent comme elles étaient venues, un jour vers ses seize ans et elle fut délivrée de ce handicap. Mais quelques mois plus tard, poussée par une femme un peu trop pressée dans les escaliers du métro, elle se cassait la jambe, et ses bleus furent couverts d'un plâtre blanc qui l'immobilisa quelque semaines de plus. La sirène blanche devint pendant ce temps là, la femme-pirate avec sa jambe de bois, sa patte toute blanche. Mais dès que cela lui fut retiré, elle retrouva son meilleur niveau, et bientôt fut hissée au sommet enneigé des récompenses thermales de ces concours sans médailles. Elle avait profité de sa première place, du haut de son Olympe.
Mais c'était le rouge qui avait fait ce qu'elle était devenue aujourd'hui. D'abord, cela lui rappelait ses petits chaussons rouges dans lesquels elle avait expérimenté ses premiers pas. Et sa couverture rouge qui avait enveloppé ses premiers rêves. Mais par rapport à la natation, ce rouge était advenu vers ses quatorze ans, dans ses souvenirs. Elle était favorite au championnat d'Europe de sa catégorie, c'était à Berlin. Elle avait séché les cours pour participer et son entraîneur l'avait accompagnée avec son équipe, la France. Ils avaient visité la capitale, ils s'étaient entraîné dans le bassin où tout allait se jouer. Et puis, deux jours avant les phases de qualification, elle avait eu ses premières règles. Honteuse, elle n'avait d'abord rien dit à son entraîneur. Mais une de ses coéquipières, Jeanne, avait remarqué les traces dans les toilettes des filles, et avait prévenu Yann, l'entraîneur. Il était allé la voir ils avaient discuté, il l'avait rassuré. Et elle avait passé la première phase de qualification en finissant cinquième. Puis, les règles durant, elle avait croisé les doigts pour que rien n'arrive pendant sa nage, et l'espoir avait eu raison d'elle. Elle se qualifia malgré tout pour les quarts de finale. Le soir de sa victoire, à l'hôtel où ils étaient logés, les qualifiés consolaient les perdants, on mangeait, on chantait, on dansait, elle avait embrassé Alban, le nageur insoupçonné de Tarbes qui avait un an de plus qu'elle. Puis il y avait eu la nage pour les demies finale, elle avait terminé première, elle n'avait pensé qu'à Alban et avait flirté avec son record personnel. Mais la veille de la finale, elle s'était mise à pleurer, c'était les règles pour les toutes femmes et c'était la règle pour tous les champions, le trac des grands rendez-vous. Yann était venu la rassurer, il l'avait serrée dans ses bras, il l'avait embrassée, déshabillée, violée, elle n'avait rien eu le temps de dire. Le lendemain, la nage de la finale avait lieu à 15h35. Elle était favorite. Mais elle se sentait mal, ailleurs. Elle avait vomi à 15h20, Yann l'avait grondée, l'avait rassurée, elle s'était isolée et assise dans son vestiaire, son casque plein de musique dans les oreilles. La course avait commencé. Elle s'était élancée. Et au milieu du retour, alors qu'elle rattrapait la première nageuse, elle s'était mise à saigner, remplissant sa ligne d'eau de sang. Tout était devenu rouge et bleu, violet. Elle s'était mise à pleurer, et avait fini quatrième.
C'était dans ces trois couleurs qu'elle avait baigné toute sa vie, dans ces trois couleurs du silence. Et maintenant que le silence devenait trop fragile dans cette société, elle avait parlé. Son entraîneur était tombé. C'était de ça qu'elle était le plus fière, quand elle portait ce drapeau au-dessus de sa tête, ce n'était pas de ses médailles et de ses prix. De ses petits yeux bleus et sans vraiment rougir, elle découvrait la force des engagements. C'était de son courage qu'elle voulait qu'on parle dans ce défilé qui n'était ni de mode ni de beauté. C'était un défilé d'honneur, une lente marche de vengeance faite de pas immenses.