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Nouvelles - Imaginaire
Les citrouilles dégonflées pendouillaient lamentablement au bout de leurs cordes à l'horizon. Première vision engageante de ma future demeure. Il était clair que personne n'avait entretenu l'endroit depuis longtemps. Un monticule de détritus s'amoncelait çà et là, telle une décharge à ciel ouvert. La ressourcerie n'existait visiblement plus. Les relents de pourriture qui embaumaient l'air me piquèrent le museau, et je renâclais à l'idée d'avancer plus avant. Pourtant, il le fallait. J'avais parcouru des années-lumière pour me rendre à cet endroit précis. Ce n'était pas pour abandonner à la première difficulté.
Je m'avançai jusqu'à un portail éventré dont les vantaux brisés gémissaient dans le vide. Quand je le fis grincer sur ses gonds, sa peinture écailleuse me resta dans la patte en guise de bienvenue. Il ouvrait sur une végétation abondante et sauvage. Je m'engageai le long de l'allée épineuse qui embrassa mes habits d'un baiser passionné et les réduisit en charpie. Je n'aurais pas pu rêver meilleur accueil que celui-ci pour mon premier jour. Se présenter simplement vêtu de fourrure n'était pas du plus bel effet quand on commençait un boulot.
Nul besoin de tirer la fusée d'entrée. Une vieille femme roula sa bosse jusqu'à moi. Je retins mon souffle, impressionné de me retrouver face à Célestine Terreneuve. La plus célèbre sorcière de l'univers. Mes vibrisses ondulèrent sous l'émotion. Pourtant, le choc fut terrible. J'avais gardé d'elle l'image figée d'une humaine rayonnante et déterminée, à la longue chevelure argentée. Il me fut difficile de la reconnaître. Le visage qui me dévisageait à présent s'avérait chiffonné, creusé par les années. Le sourire avait fané sous une tignasse filasse et emmêlée qui tombait lamentablement sur ses épaules voûtées. Elle n'avait plus rien de la femme qu'elle avait été. L'âge l'avait vautrée dans la décrépitude.
— Qui êtes-vous ? s'enquit-elle d'une voix si frêle qu'elle glissa jusqu'à moi comme un souffle.
— Le bon jour sur vous. Je m'appelle Tibère. Je viens de la planète Kee, de la galaxie Geeha. Je suis votre nouvel aide-soignant.
— J'ai besoin de personne ! répliqua-t-elle d'un ton agressif.
— Alors disons que je suis Personne, ajoutai-je avec malice.
Célestine se départit soudain d'un grand rire frais qui balaya sa colère et égaya les ridules au coin de ses yeux. On eût dit que les six soleils de Valdeàn avaient illuminé et rajeuni son visage. Je lui tendis une patte qu'elle hésita à serrer. Son regard hagard se perdit loin derrière moi avant qu'elle ne me présente de longs doigts noueux agités d'incoercibles tremblements. La fierté de son visage ôta le voile de tristesse qui avait fugacement obombré mon regard. La chaleur de sa peau fripée me fit tressaillir, et j'eus toutes les difficultés à dissimuler mes poils hérissés. Un lien invisible venait de se tisser entre nous.
— J'ai connu un Chanille, il y a longtemps, dit-elle avec nostalgie. Il était mon plus fidèle ami et mon assistant. Je ne parviens pas à me souvenir de son nom. Mais nous formions le meilleur duo terrestre-extraterrestre de tout l'univers. Certains humains le prenaient parfois pour mon familier. Quel cliché de vouloir toujours placer un chat aux côtés d'une sorcière ! Je déteste ces bestioles !
— Nous autres, Chanilles, possédons certaines caractéristiques communes avec les chats. Les humains nous considèrent comme une race féline. Si nous ne miaulons pas, nous adorons siffler et pousser la chansonnette.
— Mon assistant avait un grain de voix unique, se souvint la vieille sorcière. À chacun de nos vols, il se mettait à chanter.
— Comment l'avez-vous rencontré ? m'enquis-je avec curiosité.
J'avais maintes fois entendu cette histoire. Mais je souhaitais l'entendre de nouveau. Et de sa bouche, cette fois-ci.
— On va pas rester plantés là comme des épouvantails ! s'exclama-t-elle. Eh oh, là-haut ! L'Artiste, raccompagne-moi à l'intérieur ! Et qu'on ne dise pas que Célestine Terreneuve ne sait plus accueillir les gens !
Sur ces mots, une fine toile tressée comme une échelle descendit à notre hauteur. À son extrémité, une araignelle nous épiait avec curiosité. Munie de ses dix pattes, elle nous souleva tous deux jusqu'à l'entrée de la principale citrouille d'habitation. Un seul coup d'œil à l'intérieur me permit de comprendre pourquoi la sorcière l'appelait Artiste. Le mobilier succinct avait été tissé avec soin et donnait l'impression d'être composé d'un verre étincelant. Il miroitait d'un éclat chatoyant qui dispensait une lumière tamisée dans la maison ronde. Malgré le dépouillement extrême de la pièce de vie, le lieu était chargé de souvenirs. Partout, les murs étaient tapissés de réclames avec le visage jeune de Célestine Terreneuve. Mais la plus belle photo ornait le manteau de la cheminée à hélium. Deux personnages sur un balai-fusée me souriaient. Mon cœur se serra quand le regard du Chanille croisa le mien.
— Si seulement je pouvais me souvenir de son nom, soupira Célestine Terreneuve en s'affalant lourdement sur son fauteuil à bascule. Mais j'ai de plus en plus de mal à me rappeler de choses simples. Les mots ne viennent plus aussi facilement qu'avant. Et il m'est impossible de me déplacer sur de longues distances. Ils appellent ça la maladie de la lenteur. Lenteur du corps. Lenteur de l'esprit. À ce rythme-là, je ne serai bientôt plus de ce monde.
Je ne sus pas quoi dire. Mon visage revêtit un masque de compassion.
— Et votre rencontre avec le Chanille ? la relançai-je, d'un air distrait, cherchant d'autres traces de l'assistant de la sorcière dans la pièce.
— Une longue histoire. Êtes-vous sûr de vouloir l'entendre, Tipère ?
— Tibère. J'ai tout mon temps. Est-ce vrai que cette rencontre a lancé votre carrière ?
— Absolument.
Un sourire se dessina sur mes lèvres en entendant l'entrain qu'elle avait mis dans sa réponse.
La vieille femme me considéra longuement d'un œil scrutateur qui me fit rougir. Elle dut déceler quelque vérité dans mes pupilles verticales, puisque son attitude changea. Ses lèvres poussèrent un sifflement stridulent qui sembla à lui seul regonfler l'habitation. Quelques instants plus tard, Artiste apporta une bouteille poussiéreuse du meilleur cru des vins terriens. Une liqueur qui dégorgeait l'acidité de son âge avancé et trémulait les papilles.
— J'ai fait la connaissance du Chanille par hasard, commença la vieille femme. Émigrée parmi les émigrés terriens, je venais de m'installer sur la planète Valdeàn. Je ne savais que faire de mes pouvoirs et je voulais me rendre utile. Cherchant à me reconvertir, j'ai croisé le chemin de mon futur assistant. Un jeune Chanille naufragé de l'espace au milieu des débris d'un vaisseau spatial. Seul. Il pleurait. J'ai alors attrapé un morceau de carlingue et j'ai taillé une flûte avec. Le premier des cadeaux recyclés que j'allais fabriquer par la suite pour tous les naufragés de l'univers. Quand je la lui ai tendue, j'ai aperçu le plus beau des sourires. Le même que le vôtre. Qui était-il pour vous ?
— C'était mon père, lâchai-je, après un temps de surprise.
— Pourquoi êtes-vous venu ? demanda-t-elle avec gravité. Si vous cherchez à venger la mort de votre père, sachez que je m'en veux de...
— Je voulais vous remercier et vous aider.
La sorcière resta sans voix.
— J'étais un orphelin. Vos présents m'ont permis d'envisager l'avenir avec sérénité. Depuis que vous avez arrêté, des milliers d'entre nous ont perdu tout espoir dans l'avenir. Je ne vous en veux pas pour mon père. La maladie de la lenteur ne se soigne pas. C'était un accident de balai. Permettez-moi d'être vos mains et de vous aider à poursuivre le rêve que vous avez entrepris avec mon père. À moins que vous ne vouliez vous complaire dans votre triste sort...
Célestine Terreneuve me considéra longuement, avec émotion.
— Si tu sais conduire un balai-fusée, je te suivrai, répondit-elle simplement. Mais avant, je veux savoir comment...
— Aster, lâchai-je. Il s'appelait Aster.
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