Vie gâchée

Linguiste en cours

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Doucement. Ils s’évadent.
Suivis d’une fumée au rythme. Do Ré Mi. Où ils se perdent, les mots. Et moi. J’observe, j’écoute et je respire ce tout. Une brume se trace devant moi. Non celle aux yeux d’un enfant qui se dessine une image de moutons ou de cotons. Mais celle ne dépassant point les frontières du réel. La brume légère mais humide, calme mais dense, sereine mais trouble. Légère mais humide. Comme eux. Elle a une face double. Comme elle. Derrière son sourire pacifique, se cache une tristesse limpide. Les murs observent en silence. À gauche, la fenêtre s'évade dans le flou des phrases et des mots. Nos chaises ne bougent plus. La brume secoue la salle. Que se passe-t-il ? L’histoire a commencé. Les histoires fictives commencent par « ken ya ma ken », « il était une fois ». Son histoire à elle commence par kenet iyem te3tir, c'était la misère. Un frère et une sœur. Aînée. Nayla mène une vie paisible... Paisible ? Comme chaque fille du village, elle se lève tôt et commence à faire le ménage. Pour ensuite cuisiner et s'occuper de ses petites sœurs. Pourquoi elle ? Et non sa mère ? Parce qu'elle était une fille. Un jour, « Bedda tsir sett bayt » (cela signifie qu’elle deviendra un jour une Femme de foyer). Ses parents n'avaient pas les moyens. Elle n'a pas suivi une scolarité. Et elle est belle cette Nayla ? Admirable. Son éclat est semblable à celui de Aashtarout. Prototype de la femme d’une beauté exceptionnelle. Ses cheveux châtains brillent au soleil du midi et étincellent à la lune de minuit. Ses yeux ? D’une couleur divine, mielleuses, reflètent les couleurs de la verdure autour. Les pommiers entourent sa maison modeste. Ni lits ni sofas, ils dorment par terre avec comme couverture des draps travaillés à main. Sa famille et elle. Mais comme elle est l’aînée, et les draps ne suffisent pas pour toute la famille. Nayla dort sans couverture. Comme si le travail de la maison ne lui suffit pas, elle aide son père dans le travail des champs. Même durant ses jours de règles, elle travaille. Elle soulève un seau qui pèse au moins 20 kilos. Elle saigne. Pas de serviettes hygiéniques. Pas les moyens non plus. Elle porte un tissu. Une fois rempli. Elle va au bord de la rivière. Un regard vers sa gauche. Un regard vers sa droite. Personne en vue. « Mnih, sar fiye ghayer ». Elle se déshabille pour ensuite laver le tissu. Mission achevée ! Et Yalla, Allez ! Il faut bosser. El cheghel ma byontor. Le travail n’attend pas. Un jour, ses bottes se sont trouées. Rien de grave. On lui donna les anciennes paires de son frère. On acheta de nouvelles paires lal sabé, pour le garçon. Et les jours passèrent ainsi. Misère. Enfance volée. Jeunesse trahie. Jusqu’à ce jour. Le jour où tout lui semble fini. C’est midi pile. Le soleil enflammé brûle ses cheveux. Elle a soif. Elle va au bout de la rivière. De sa rivière intime. Sa fièvre monte et monte. La température s’élève et s’élève. Elle n’en peut plus. Surmenée. Elle s’assoie. Une minute pensive. Puis deux. « Ma vie ? Une vie foutue. Volée. Arrachée. Elle déteste son père. Mais sa mère surtout. Elle supplie Dieu. Nayla veut tout changer. Elle ne demande pas beaucoup. Luxe et majesté ne lui importent point. Elle ne demande qu’une vie tranquille, paisible. Ses yeux gonflent. Sa tête tourne. L’eau coule, embrasse les rochers et caresse les algues. Peu à peu. Sa couleur change. S’arrête le courant. Le vent se lève. Nayla a le vertige. Elle essaye de se dresser. Malheureusement, elle ne réussit point. Dans l’eau, quelque chose bouge. Un noir scintillant remue. Deux cornes se déplacent doucement vers l’avant. L’animal sort de l’eau. La terreur ravage le cœur de la jeune fille. Elle tremble. Quelle est cette affreuse créature ? Terrorisée, ghebet 3an l wa3e, elle tombe dans les pommes. Visage de femme, corps de serpent, la créature s’étire et se rapproche progressivement vers la rive. Heureusement, elle ne s’est pas approchée de la belle Nayla. Une heure passée, Nayla a repris connaissance. Encore troublée, elle a aperçu la créature installée là-bas. Elle a pris un profond souffle. Elle s’est levée. Pendant quelques minutes, règne le silence. Rien que le bruit de l’eau ruisselle, qui a repris son courant normal. Silence rompu, la créature jette un gentil « Bonjour ». Nayla répond. Et tout commence ici. La créature ne perd pas le temps et entre dans le vif du sujet. « Nayla, je te connais. Je t’ai connue, il y a longtemps. Ta vie n’a pas été facile. L’impossible n’est jamais impossible. Il y a toujours une lueur d’espoir et de volonté auxquels nous, humains, passons la main. J’étais une fille comme toi, même vie, même destin. Un jour, la lune et le soleil se sont levés en même temps. Au hasard, j’étais à cet endroit même. Je me suis transformée doucement en un corps bizarre. La lune m’a dit que je resterais ainsi pour toujours. Pour me sauver, il faut que quelqu’un ait confiance en moi trois jours de suite. Le troisième jour, je le serrerai et je lui crierai dans l’oreille à plusieurs reprises. En retour, je lui réaliserai un vœu. Me ferais-tu confiance Nayla ? ». Nayla a écouté mots à mots le discours de la créature. Elle ne sait quoi répondre. Elle hésite encore. Pourrais-tu réaliser n’importe quel vœu ? ; annonça Nayla. « Oui, Nayla. » ; « J’en ai marre de la vie dans laquelle je sombre. Je veux m’en débarrasser. C’est mon seul souhait, depuis toujours et aujourd’hui plus que tout. » ; « Le compte a commencé dès ce jour. C’est le premier jour. Je te quitte, à bientôt ! » Au chemin de retour, Nayla ne cesse de penser à son aventure incroyable. Elle a hâte d’arriver au sommet du défi, le troisième jour. C’est le jour où naîtra la vraie Nayla ! Une Nayla comme les autres. Comme les vraies femmes. Une Nayla respectée par sa société. Une Nayla cultivée. Une Nayla qui a droit à une vie digne. Sett Nayla. Le lendemain à la même heure, elle se dirigea vers la rivière, papota avec la créature un bon moment. Au moment où son père l’a appelée, depuis la maison, elle retourna directement à la maison. Cette nuit, le temps passe moins vite. Le ciel obscur la dérange. Elle attend debout le lever du jour. Les coucous du soleil. Trois heures. Quatre heures. Cinq heures. Cinq heures trente du matin. « Coucous ». Le voici. Elle saute de joie. Les larmes plein les yeux, elle chante : « chams el chammousi », la fameuse chanson de Fairouz. Elle récupère ses bottes trouées du bas de l’escalier et se précipite vers la rivière. Leur rivière intime, la créature et elle. Le chemin s’est avéré plus long que d’habitude. Elle court avec un sourire sur les joues, sur les mains et sur les pieds. Arrivée, elle s’écrie : « Créature, je suis ici. Je t’attends ! C’est le troisième jour. » Après cinq minutes d’attente, la créature est enfin à ses côtés. Elle annonce qu’elle commencera ses gestes directement pour ne pas perdre le temps. Et elle ajoute qu’elle fera le compte décroissant, trois, deux, un, pour déclencher le travail. « Trois, deux, un ». La créature élance un cri grave. Nayla épouvantée n’arrive plus à crier. La créature serre Nayla de toutes ses forces. Nayla est écrasée. Elle ne bouge plus. L’air entre à peine dans ses narines. Sa respiration se complique. « 3am tenhot ». Ya haram, la pauvre, elle est tombée dans le piège de la créature. La créature a menti. Pour reprendre vie, il faut qu’elle étouffe quelqu’un. Elle a besoin d’un corps d’une personne désespérée pour le ravager. Et ensuite habiter en lui. En l’égorgeant, la créature a avoué tout cela. Depuis Nayla, n’est plus. Personne ne l’a jamais retrouvée. Morte assassinée. Trahie par la vie, trahie par l’espoir. Nayla pauvre est restée pauvre. Dans la vie réelle et dans la vie rêvée. « Ma kholset l 2ossa hon », l’histoire n’est pas finie ainsi. La fumée revisite la salle. La brume reprend son souffle du début. Elle annonce : Mais Nayla est encore en vie. Sous un autre nom. Un autre corps. Ana Nayla. Nayla c’est moi.