Un coach pour Marie

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Cette histoire a été Finaliste du Prix Portez haut les couleurs !

Au détour du chemin, là où la piste goudronnée rejoignait la sente de terre qui longeait le canal, Marie se mit à courir à petites foulées mesurées.
Elle portait un collant noir, des baskets demi-fonds et un bandana vert et blanc. Elle avait enfilé un T-shirt fluo qui la serrait un peu. Elle avait bouclé autour de sa taille une ceinture gibecière ultra plate. À l'intérieur elle avait glissé son portable, un paquet de Kleenex et trois sucres au cas où.

Marie avait horreur de l'effort.
Elle avait horreur du sport et des sportifs.
Elle vomissait leurs gesticulations, leurs buts stériles, leurs règles absconses, leur mauvais goût vestimentaire, leur éternel esprit de camaraderie mâtiné de mauvaise foi qui les apparentait pour la vie à des scouts en culottes courtes.

Mais Marie se mit à courir. Et déjà elle avait le cœur au bord des lèvres, déjà elle trempait son T-shirt, déjà ses cuisses frottaient l'une contre l'autre...

Pourtant si Marie se mit à courir ce jour-là, ce n'était pas pour perdre ses kilos en trop ou pour secouer sa déprime chronique ou parce qu'elle avait perdu un pari débile. Ce n'était pas non plus pour répondre aux injonctions du médecin de sa mère, ni même pour plaire à ce garçon qui lui avait souri, contre toute attente, la semaine précédente...

Si elle se mit à courir ce jour-là, premier jour des nombreux jours où elle enfilerait ce collant hideux et où elle se lancerait sur le chemin de halage du canal, c'est parce que, sur ses talons, dans le pli exact de son genou, trottait un grand chien jaune ramassé la veille à la SPA.

Et ce qui donna le rythme et soutint le courage de Marie, c'était son vouloir à lui, de chien, mammifère à quatre pattes taillé pour avaler l'espace, c'était le halètement cadencé de son souffle, le tip-tap entêtant de ses coussinets sur l'asphalte, l'odeur de cuir mouillé de sa peau qui l'enveloppait tout entière et la poussait vers l'avant.
C'était son regard surtout, intransigeant et total, qui disait toujours : « On continue ? ».

Pourtant, cela n'avait pas été facile. À la SPA, ils ne voulaient pas le lui donner. Elle n'avait pas le profil du propriétaire requis. Elle était sans doute trop grosse, ou trop jeune, ou pas assez responsable et si laide aussi – pourquoi pas ? –, et incapable et idéaliste et molle...

Lui, le chien, était grand et puissant, avec une forte gueule, un comportement de taulard. Sept ans de cage, vous pensez, ça vous apprend à gueuler. Une bête pareille, il faut que ça coure...

Mais les amours ne se décrètent pas et c'était ce chien-là qu'elle voulait. Et sans doute que lui aussi la voulait, à la manière qu'il avait de la regarder droit dans les yeux, et de lui dire « on y va ? ».

Alors elle était venue durant les mois d'hiver, plusieurs fois par semaine, nourrir, sortir, brosser, nettoyer, flatter, réconforter ces animaux dont plus personne ne réclamait la propriété.
Et voilà qu'ils le lui avaient cédé, au bout du compte, lassés de son entêtement et de cet air buté qu'elle prenait, cet air d'ours quand il rentre la tête, arrondit le dos, balance les épaules, cet air de lutteur de tatami qui la leur rendait odieuse et qu'ils ne voulaient plus voir dans les parages...



Marie s'engage au pas de course dans la pente de terre.
Elle connait l'itinéraire par cœur et ralentit à peine. Elle passe sous le cèdre rouge, sentinelle immuable de la rivière, puis bifurque sur la sente empierrée qui longe le cours d'eau.
Alors elle accélère et cale son souffle sur son cœur, et son corps tout entier se met à ronfler comme une forge. C'est sa vitesse de croisière et elle sait que rien désormais ne peut l'arrêter. Elle sait qu'elle peut compter sur ce corps athlétique et endurant qui est devenu le sien.

Dans sa foulée, aucun chien. Il est mort depuis longtemps le chien jaune qui lui a servi de coach dans la vie, plusieurs années au moins que le fidèle compagnon de leurs échappées matinales est parti.

Mais Marie continue de courir.

À proximité du refuge, elle fouille dans son sac banane sans prendre la peine de ralentir et extrait une longue clé. Elle est accueillie par un concert d'aboiements. C'est sa meute à elle, celle qu'elle protège et nourrit. Dans le petit bureau, elle s'installe dans le fauteuil de la direction.
Elle est devenue cette femme importante de la vie locale, influente et appréciée, à la tête d'une structure associative puissante, portée par de nombreux adhérents, donateurs, bénévoles...

Les animaux, c'est sa cause.

Elle n'éprouve aucune difficulté à accomplir sa mission, aucune fatigue particulière, aucun désagrément.
Et surtout, elle n'éprouve aucun effort à rendre ce qu'elle a reçu, il y a 15 ans, le jour où elle s'est lancée sur le chemin du canal, avec dans sa foulée, un chien têtu qui voulait parcourir le monde.
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