Les tomates

Nanou cultivait des fruits et légumes. Après la disparition de son mari un an auparavant, elle avait décidé de reprendre seule le flambeau de la petite exploitation familiale. Avait-elle réellement eu le choix ? Elle avait fait ça toute sa vie, arrivait à un âge où les nouveaux défis n’ont plus rien d’excitant, mais ne pouvait se résoudre à partir à la retraite. Planter, récolter, vendre, compter, elle devait désormais tout gérer, et ce malgré la fatigue de plus en plus pesante. L’apparence de Nanou témoignait de son labeur quotidien. Son dos était voûté et sa peau fripée par les heures passées en plein soleil, pliée, à cueillir ses tomates. Pourtant, malgré ses traits rustres, Nanou n’était au fond que miel et douceur. Toujours le cœur aux lèvres quand elle discutait avec ses clients, le sourire aux mains quand elle leur présentait ses produits avec une fierté notable. Quiconque la rencontrait se prenait d’affection, et sa bonne humeur permanente lui avait garantie au fil des années une clientèle fidèle et attachée.

Venue acheter les légumes nécessaires à la confection de sa fameuse ratatouille revisitée, Ève était une nouvelle fois rentrée chez elle avec une grande cagette de tomates invendues offertes par la vendeuse. Cette recette signature lui avait ouvert les portes d’un célèbre restaurant étoilé de la région, où elle travaillait désormais en tant que sous-cheffe. Beaucoup de caractère et d’abnégation avaient été nécessaires pour imposer son nouveau statut au sein des cuisines. Mais sa détermination, son travail acharné et sa recherche perpétuelle de la perfection dans ses plats avaient finalement su gagner le respect de tous ses collègues.

Laureen était en plein divorce. Redémarrer une nouvelle vie à son âge lui apparaissait comme une épreuve insurmontable. Détruite intérieurement, elle s’efforçait d’apparaître digne et souriante devant sa fille, qui était pour elle la seule raison qui valait de se battre pour une reconstruction. Et bien que celle-ci ne pouvait s’empêcher de remarquer la perte de poids astronomique et les yeux cernés de sa mère, elle s’efforçait de ne pas trop manifester son inquiétude devant elle, tout en proposant son aide candidement.

D’un naturel discret, Méïssa n’aimait pas se faire remarquer. S’exprimer en public relevait pour elle du calvaire : elle perdait ses moyens, subissait de violentes bouffées de chaleur, virait couleur tomate. C’est vous dire la force de conviction qui l’habitait, six ans plus tôt, lorsqu’elle avait décider de prendre la parole lors de la grande réunion annuelle de son service. À cette époque, les élus locaux déploraient l’absence d’un sport et d’une équipe phares qui viendraient faire la renommée de la ville. C’est alors qu’elle avait mis en avant tout le potentiel d’un projet qu’elle trouvait à la fois audacieux et ambitieux.

Pour certains, le sport est un échappatoire aux problèmes du quotidien, aux tragédies de la vie. D’autres s’y accrochent par obligation, pour nourrir leur famille, fuir la pauvreté. Ce n’était pas le cas d’Audrey. Elle avait la chance de s’entrainer quotidiennement avec pour seule motivation la passion et l’amour du jeu. Elle était obsédée, émue par les beaux gestes, accro aux sensations. La souffrance et les sacrifices qu’il fallait endurer pour avancer lui semblaient bien dérisoires face au plaisir procuré. Elle aimait la compétition et l’idée de se confronter à des adversaires au sommet, prêtes comme elle à se lancer à corps perdu dans la recherche d’excellence. Audrey s’imposait aujourd’hui comme la joueuse incontournable de son équipe. Elle avait l’occasion de le prouver ce dimanche.

Le match était digne d’une finale. Passée l’appréhension des premières minutes, la qualité du jeu proposé légitimait l’affiche du jour. Seul bémol : Audrey se trouvait diminuée par un malencontreux mal d’estomac. Elle s’accrochait, donnait tout ce qu’elle pouvait mais sa performance dénotait malgré tout de son état de forme du jour. Et pourtant, c’est bien entre ses mains que son équipe plaça sa confiance à quelques secondes du coup du terme, alors que le tableau d’affichage soulignait une égalité parfaite. Ce scénario, elle l’avait imaginé des centaines de fois. Ce tir lui était destiné. Elle sauta au dessus du mur adversaire, pas aussi haut qu’elle l’aurait voulu. Avec la fatigue, la douleur, elle savait où le tir partirait. Son bras prenait tout seul le chemin d’un geste qu’il avait répété des centaines de fois, souvent avec succès.

Mélanie était bien dans son match. Si son équipe tenait jusqu’ici, c’était en partie grâce à sa capacité à mettre en échec ses adversaires du jour. Elle s’était bien préparée, avait étudié et analysé avec minutie chaque joueuse. D’autant plus que se plonger dans la tête d’une autre lui permettait d’oublier l’espace d’un instant ses soucis, et son impuissance face à la détresse de sa mère qui l’avait toujours soutenue et accompagnée. Ainsi, lorsqu’elle la vit s’élancer, elle n’hésita pas une seconde. Miser sur le plus probable pour ne rien regretter.

C’est alors qu’Audrey l’aperçut. Seule. Au dernier moment. En temps normal elle ne se serait pas risquée à jeter ce dernier coup d’œil, mais un instant d’hésitation inhabituel lui permit cet ultime passage de témoin.

Ce qui faisait vibrer Emma, c’était l’équipe. Sa force, son unité, son éclectisme. Sa capacité à tisser des liens forts, singuliers, quasi indéfinissables entre des personnes que tout oppose parfois. S’affranchir collectivement de la pudeur d’un corps mis en mouvement, qui s’exprime et s’expose à l’échec et à la critique avec humilité. Se rendre vulnérable aux yeux de l’autre en laissant transparaitre sa douleur, physique ou mentale. Construire dans le partage d’émotions décuplées par la rage de vaincre et défendre ensemble un patrimoine commun, forgé par beaucoup d’efforts et de sueur. Elle avait reçu la balle, à la fois anesthésiée et transportée par l’adrénaline. Le reste était flou. Tout s’était passé si vite. Elle s’était retournée vers son banc. Devant le spectacle qui s’offrait sous ses yeux, elle comprit qu’il ne lui fallait pas de meilleure raison de jouer chaque jour. La fierté de ses coéquipières, les échanges de regards éloquents, de sourires n’avaient pas de prix. Elle ne rêvait plus désormais que de revivre cette scène, encore et encore.

Audrey pensait à sa famille. À son père, à sa sœur Giulia qui malgré la préparation de son concours venait en avance à tous les matchs pour préparer la salle. Elle lança un clin d’œil à sa tante en tribunes, elle qui avait tant œuvré au sein de la mairie pour que ce jour puisse arriver. Puis elle alla se jeter dans les bras de sa mère. Les tomates indigestes qui avaient remplacé l’habituelle ratatouille de son repas d’avant match avaient bien failli leur coûter la victoire, mais comment lui en vouloir.

Tout le monde se rassembla par la suite autour d’un grand buffet festif. Audrey, dont la joie avait éclipsé tout mal de ventre, s’attaqua à une énorme part de gâteau qu’elle trouva délicieux. Elle en tendit un bout à sa mère.

Ève partit à la recherche de la personne à l’origine de cette merveille culinaire. Cette coïncidence ne pouvait être le fruit du hasard. On lui désigna une femme maigre au visage fatigué. Elle s’était apparemment lancée dans la pâtisserie depuis quelques mois seulement, pour surmonter un divorce difficile. Ève allait lui offrir l’inespéré. Une place de cheffe de partie dans sa brigade. Un nouveau départ. L’opportunité pour sa fille de venir garder les cages du nouveau club champion. Une nouvelle vie.

Nanou attrapa son journal tout en buvant son café. En couverture s’étendait la photo d’une jeune fille soulevant une coupe devant une équipe euphorique. Elle lut le gros titre, l’article dithyrambique qui l’accompagnait et s’emplit de fierté. Ces filles faisaient briller sa ville de
toujours. Le sourire aux lèvres, sans se douter une seconde qu’elle méritait la médaille tout autant, elle posa sa tasse et repartit arroser ses tomates.