Là où le ciel se pose

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Cette histoire a été Finaliste du Prix Portez haut les couleurs !

Voilà qu'une larme tombe sur le dos de ma main... un peu d'eau, un peu de sel qui veulent crier tant de choses... Qu'y a-t-il donc à lire au verso d'une larme, à l'envers d'une peine, au revers d'une joie, dans la mémoire de l'eau et dans celle du sel au dur cœur de cristal ? Là je le sais et j'en serai toujours bouleversée.
Face ouest du Dru, Directe américaine, la voie ultime, et l'ultime voie de ma liste de courses. Je m'y revois en pleine paroi, bien au-dessus des nuages, juste là où le ciel se pose, sur le roc glacé baigné de lumière. Engagement maximal, vide insondable, pitons très éloignés les uns des autres, chutes de pierres probables sur mon improbable présence, corps et âme exilés en cette étroite marge qui ose à peine exister, entre vie et mort, entre mort et vie.
Mes mains et mes doigts protégés par des sparadraps avalés par les longues fissures si physiques et si exigeantes, mes pieds souvent posés sur de minuscules grattons, je progresse le plus vite possible, le cœur débordant d'un espoir... obligatoire, car mon sac à dos s'étant définitivement coincé par un horrible caprice du hasard dans un sombre renfoncement de la mythique paroi, je n'ai plus de corde, de poignées d'ascension, de pitons, de marteau, de hamac ni de descendeur, et ne peux plus m'auto assurer, redescendre et remonter le long de la corde en prenant les mousquetons au passage puis en montant le tout dans mon sac en haut de la longueur gagnée, comme je l'avais fait le mois précédent pendant trois jours en solitaire aussi sur le pilier Bonatti... Je suis libre et fragile comme l'air que je respire, et n'ai plus droit à l'erreur, espoir obligatoire, donc, oui, sinon plus rien n'aurait eu de sens et je n'avais plus qu'à sauter dans le vide...
Le vide, je le connaissais déjà bien, et ne savais que trop, pour être une fois tombée d'une petite falaise, que si le vide n'est rien, le fond du vide est dur, si dur, lui... Mais ma quête était bien ancrée en moi, mon inconcevable projet prendrait réellement forme si je réussissais cette si difficile voie en solitaire et puis surtout je ne faisais pas cela que pour moi, et c'est ça qui me soutenait, c'était comme si des milliers de mains s'accrochaient à côté des miennes et me soulevaient, me portaient vers mon incroyable but, celui que personne avant moi n'avait osé même imaginer.
Et me voilà ensuite au sommet de la parfaite fissure verticale du si extrêmement difficile dièdre de 90 mètres, le passage le plus dur, puis débouchant enfin au sommet, les muscles aussi durs que le granit que j'avais grimpé, ivre de vie, débordante de joie, et pleurant quelques larmes mères de celle-ci, déjà, mes yeux scrutant au loin, tout en bas, la Mer de Glace et ses trésors de beauté.
Je savais que ce n'était que le commencement de difficiles épreuves à venir, mais je considère toujours encore aujourd'hui que le plus important était fait, que si j'avais su me convaincre moi-même, moi qui avais toujours eu si peu confiance en moi, j'arriverais à convaincre les autres, et c'est ce qui est arrivé. Cette dernière magnifique course ajoutée à toutes les autres déjà réalisées malgré ce mauvais coup du sort qui faillit avoir raison de moi fut sans doute déterminante, et c'est ainsi que l'année suivante, ayant successivement réussi épreuve sur épreuve, portée par ma confiance gagnée ce jour-là et par la portée future de ma formidable quête qui ne concernait pas que moi-même, je devenais la première femme guide de haute montagne.

À Martine Rolland, qui devint en 1983 la première femme guide en Europe.
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