42,2 le matin

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Cette histoire a été Finaliste du Prix Portez haut les couleurs !

C'était cette photo, pendue au mur de chez Yvonne, dans un cadre or et bois, qui m'avait accrochée. Une très grande photo incluse dans un article de La Gazette Vendinoise qui titrait en énorme : « Elles ont réussi ! »
Une photo bouleversante. On y voit deux femmes en gros plan, deux quinquas échevelées, défaites et ruisselantes qui se serrent l'une contre l'autre, et dans leurs yeux on lit une fierté, une joie et un orgueil immenses. Tout leur être rayonne et elles se fixent, des larmes sur les joues, et devant ce regard intense et presque halluciné j'ai des frissons qui m'envahissent.
— Nous sommes belles, hein ! me dit Yvonne, en s'approchant de moi.
Yvonne, c'est ma vieille voisine, une octogénaire sympathique à qui je rends visite de temps en temps.
— Voulez-vous connaître l'histoire de cette photo ? 
Je ne demandais pas mieux !
— Je vais vous raconter mon plus beau souvenir et la plus belle victoire de notre vie.

Maryse et moi avions la cinquantaine, et nous nous étions rencontrées quelques années auparavant au Vendinois Athlétic Club. Nous commencions tout juste à courir. Ils venaient d'ouvrir un entraînement pour mémères, le jeudi soir, et Maryse y venait pour se bouger un peu et perdre du poids, et moi pour prendre l'air et me changer de l'usine et de ma vie de bobonne à la maison. Raymond avait bien voulu s'occuper des gosses et de la tambouille un soir par semaine, pour me libérer...
Au début, nous faisions les trois tours réglementaires, la nuit, sous les réverbères, comme toutes les bonnes femmes du coin, emmitouflées dans des survêtements, des écharpes, des bonnets, des gants même, au petit trot, tranquillou, puis quelques mouvements de gym, et c'était tout...
Rapidement, on en a eu assez de tourner en rond autour de notre piquet, comme la chèvre de monsieur Seguin, et nous avons voulu aller courir ailleurs, avec Maryse ! Nous nous sommes vite échappées du stade pour aller explorer les environs et trotter beaucoup plus longtemps, toutes les deux, le soir, d'abord en parcourant les trottoirs de Vendin-lès-Béthune pour faire du kilomètre, puis cela ne nous suffit bientôt plus, nous en voulions encore et encore, et le podomètre montait, montait, de Vendin-lès-Béthune à Gonnehem, de Gonnehem à Chocques, de Chocques à Essars, Hinges, Locon, on ne pouvait plus nous arrêter, la nuit, à travers les corons et les terrils, les vieux puits à charbon, par tous les temps, dans la grisaille.
Parfois on repassait au stade voir les mémères, et elles nous saluaient et nous applaudissaient. « Allez les filles », qu'elles criaient. On était fières et on riait...
Un soir, il crachinait, on avait froid, et le podomètre indiqua vingt-et-un kilomètres. Je dis à Maryse :
— Maryse, c'est le semi ! C'est la distance du semi-marathon ! 
C'est là que l'idée a germé.
On était dans un crassier, vers Nœux-les-Mines, et on s'est dit : « Et pourquoi on ne ferait pas un marathon ? Un marathon ailleurs, dans un autre pays, pourquoi on ne s'entraînerait pas pour plus long ? »
Alors là Maryse, a pâli.
— Mais tu crois vraiment qu'on peut y arriver ? C'est long, un marathon. Et puis, comment veux-tu payer le voyage ? Ça va faire des frais, le voyage, l'engagement, et tout, et l'hébergement... Et depuis que je me suis fait virer de l'usine, je ne touche pas grand-chose au chômage... 
Mais, moi, je savais que c'était possible, et que pour l'argent on trouverait toujours des solutions.
Et un jour Maryse est arrivée avec des étoiles dans les yeux ! Elle avait trouvé le marathon de nos rêves : le Marathon du Soleil de Minuit, à Tromso, en Norvège, à peine au-dessus du cercle polaire arctique !
— Parce que tu comprends, j'en ai assez de courir en pleine nuit, dans les paysages de mines. Là-bas, c'est le pays où le soleil ne se couche jamais entre mai et juillet ! 
Il n'en fallait pas plus pour me convaincre, et chaque jour qui nous restait pour que notre rêve prenne réalité, chaque foulée qui nous séparait de la ligne de départ, je me jurai de les mettre au service et à la réussite de notre projet.
Nous devions payer l'inscription avant fin mars, et la course devait avoir lieu en juin. C'était l'hiver, et nous avions quelques mois devant nous.
J'en ai parlé à Raymond, l'idée a fait son chemin, les copines du jeudi soir ont aussitôt décidé de lancer une collecte pour nous aider à payer le voyage et l'hébergement à l'hôtel. Elles se sont mises à nous suivre dans nos entraînements, avec une voiture balisée et un mégaphone, et elles ont ramassé un paquet d'argent dans toutes les villes et villages que nous traversions. Puis La Gazette Vendinoise vint nous interviewer et fit paraître un article : « Le défi de deux Vendinoises ! ».
Une dizaine de personnes, dont Raymond, ont décidé de nous accompagner, pendant que ma voisine s'engageait à garder les gosses lors de notre voyage.
C'était magnifique, cet engouement !
Nous partîmes tous à Tromso par un beau jour de juin, je ne me souviens plus très bien de la date...
Je ne saurais décrire l'excitation, la ferveur, l'ambiance de notre petit groupe ! C'était merveilleux, nous nous sentions sur un petit nuage, Maryse et moi.
Le jour du départ arriva. Nous étions prêtes, affutées, rodées sur l'hydratation, l'alimentation, la gestion de l'effort et nous savions que nous serions disqualifiées après cinq heures trente de course.
Sur la ligne de départ, dans la nuit polaire, dans la lumière presque lunaire qui baignait le paysage, je contemplais la superbe vue de la Cathédrale Arctique de Tromso avec les montagnes derrière...
La foule serrée des coureurs nous noyait, Maryse me dit :
— Pince-moi ! 
Nos supporters hurlaient sur le côté :
— Allez les filles ! 
Puis ce fut vingt heures trente et on ouvrit les vannes, le fleuve des coureurs fut lâché d'un coup sous les cris du public, tout ce monde se mit à courir sur le parcours, on voyait tous les bonnets multicolores monter et descendre dans la lumière blafarde.
Nous courions dans cet air nocturne et lumineux, les cadors avaient filé devant, le flot des coureurs s'était étalé, comme si chacun avait fini par trouver sa place, son rythme, et avec Maryse nous étions dans la même foulée, cœur à cœur, soudées...
Puis Maryse leva le bras en criant :
— Les aurores boréales ! 
Et des pluies de lumières chatoyantes, bleues, vertes, mauves, jaunes, roses envahirent le ciel, mouvantes, ondulantes, fuyantes, tourbillonnantes, coulant sur les coureurs des vagues d'arc-en-ciel vivant.
Nous avancions dans cette féérie céleste colorée, nous avions largement dépassé la mi-parcours, le souffle et les jambes tenaient bon, cela faisait presque trois heures que nous courions, les premiers étaient sans doute déjà arrivés, quand ce fut la crampe ! Maryse s'arrêta soudain en hurlant, se tenant le mollet gauche, couchée par terre ; je voyais tous les muscles tendus prêts à claquer, elle me criait :
— Continue, laisse-moi là ! Avance ! 
Je lui donnai des sels minéraux, lui fis un massage profond à la gaulthérie, les coureurs passaient leur chemin et nous regardaient, je la soutins pour marcher un peu... Puis elle repartit en me soufflant :
— J'allais pas te lâcher, tu sais ! 
Et nous avons repris la course, tranquilles et soulagées. Il était près de minuit, les premières lueurs du soleil inondaient le ciel et nous courions toujours, le sourire aux lèvres malgré la douleur de l'effort, deux copines du Nord dans le Grand Nord qui réalisaient leur rêve...
Il était une heure quarante lorsque nous franchîmes la ligne d'arrivée sous les embrassades. C'est Raymond qui a pris la photo et l'a donnée au journal après !
— Tu vois, Maryse, on l'a fait, quarante-deux deux ! La prochaine fois on se prépare pour le cent ! 
Mais l'année d'après Maryse nous a quittés les pieds devant, et il ne me reste que les souvenirs de notre épopée. Et cette photo ! 

On y voit deux femmes en gros plan, deux quinquas échevelées, défaites et ruisselantes qui se serrent l'une contre l'autre, et dans leurs yeux on lit une fierté, une joie et un orgueil immenses.
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