Transmigration

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Pourtant, j'étais toujours là, sans le savoir...
J'ai longtemps été l'homme insensible et irréprochable que vous eûtes connu. Pendant des années, je laissais paraître une part de moi, celle d'un être très distingué et enfuyais une autre part plus sombre dont je me délectais du moindre petit détail lorsque j'eus l'occasion. Cette fragmentation de ma vie, ce dualisme, cette double vie, je ne l'ai pas choisi, je suis née avec. Je me suis toujours dit que tout avait commencé un peu plus tôt dans ma vie, probablement lorsque j'étais plus jeune, ou peut-être avant ma naissance, lorsque ma mère me portait dans son sein. 
Je revois ma vie, d'une manière assez étrange, comme un ascenseur qui monte à toute vitesse. Je revois mes parents dans leur vieux village, affrontant les calomnies de leurs familles, refusant le mélange de couleurs et de traditions. Je les revois à leur mariage, décidés et prêt à l'aventure, laissant tout derrière eux. J'imagine mon père à ma naissance, déçu, apeuré et désemparé à cause de la perte de l'amour de sa vie, morte en accouchant. Il m'en a voulu toute sa vie. Je poursuis mon périple et me rends dans l'école primaire que je fréquentais, les yeux plein du fureur. Je ressens encore la douleur et la peine des sévices de mes camarades et de leurs moqueries. Leurs parents leur interdisaient de jouer avec moi, l'enfant maudit et différent. Le pire était que mon géniteur avait la même attitude. Il m'adressait presque jamais la parole. As-tu faim ? Va dormir ! Fais tes devoirs ! Me disait-il... Sans plus, sans affection, sans amour... Il me tenait responsable de la perte de son âme-sœur, ma mère. N'était ce pas le sort de la vie ? Elle prend et elle donne comme cela lui chante. Malgré sa peine, il put trouver fortune dans le commerce, se remarier et de fonder une nouvelle famille. Son attitude à mon égard n'eut pas changé pour autant. De mon enfance à mon adolescence et jusqu'à l'âge adulte, je me suis senti seul et rejeté par le monde. Ce monde d'hypocrites, égoïste, rancunier et rempli de personnes sales. Autrui ne m'a jamais supporté et c'est réciproque. Personne ne mérite mon intérêt, ma considération, ma compassion ou encore ma sympathie. D'ailleurs, je me suis battu et bâtis seul le grand homme que je suis aujourd'hui. J'ai toléré beaucoup de mélange et d'interactions avec ces vermines pour y arriver. L'internat n'était pas un choix pour moi, mais une évidence, une punition, un moyen pour mon père de me tenir loin de sa parfaite petite famille. Étais-je un enfant bizarre ? Je m'efforçais de paraître normal. Je me suis toujours efforcé à faire les politesses et sourire quand il le fallait pour ne pas attirer l'attention. Je ne martyrisais personne. Ce n'est pas l'envie qui me manquait... Au lycée, j'ai empoisonné mon camarade de chambre à cause d'une blague raciale très mal placée. Malheureusement, il s'en est sorti et j'ai dû l'aider à se rétablir. Insoupçonnable, j'étais, j'ai dû travailler mon personnage, mon self-contrôle et l'impact des méchancetés des gens sur moi. Mon évolution dans le monde professionnel s'est faite sans encombre. J'étudiais bien et je comprenais vite. Ma difficulté s'est toujours trouvée dans l'interaction avec eux. Ils m'insupportaient. Mais j'ai pu me forcer à les supporter dans mes stages, mes petits boulots, etc.
J'ai plutôt bien réussi quand j'y repense, après des études de commerce, je suis devenu cadre d'une grande entreprise. Et eux, ils étaient à ma merci, je ne manquais aucune occasion pour leur faire vivre l'enfer. Ils m'appelaient le Diable, je l'ai appris très tôt, j'en ai rigolé. Je prenais du plaisir à leur donner du stress, de l'anxiété et de la peur. Je critiquais tout ce qu'ils faisaient, je ne me retenais plus de leur dire qu'ils ne valaient rien, qu'ils étaient nuls. Parfois, j'allais jusqu'à rejeter leurs congés, j'ai sans doute causer le divorce de plus d'un. Une fois, ma secrétaire m'a annoncé le décès d'un agent, mort d'un AVC, j'ai fait mine d'être touché, puis je lui demandais le programme de la journée. Il l'avait mérité ce tas de merde, ça en faisait un de moins. Je faisais le beau et le mauvais temps dans leurs vies, j'étais devenu leur dieu. Si seulement j'avais été véritablement un dieu, j'aurais été omniprésent et j'aurais évité le pire. 
J'aurais pu voir au travers de leur regard, j'aurais compris au travers de leurs mots, ce qui m'attendait. J'avais tellement pris confiance et oublié qu'ils étaient impitoyables, prêts à te poignarder dans le dos dès que l'occasion se présentait. Dans mon égarement, je m'étais laissé distraire par leurs innombrables cadeaux, ces lèches botes, m'ont bien piétiné. Ils m'ont organisé une fête surprise. L'un d'entre eux avait minutieusement préparé son coup, en me faisant avaler du poison. Je me suis souvenu de mon camarade classe, j'ai esquissé un sourire. Suis-je en train de mourir ? J'écoutais mon souffle s'aménuiser, un d'entre eux tentait de me réanimer en vain, mes yeux se révulsaient. Une mousse blanche sortait de ma bouche à la place des mots que j'essayais de prononcer. Les battements de mon cœur ralentissaient, bientôt, je ne les entendais plus. 
Je l'ai maudit, de tout mon cœur, jusqu'au dernier de leur descendant, c'est ce que je voulais leur dire. 
Pendant que je m'éteignais, mon esprit était porté vers une contrée lointaine, dans un endroit pour eux. Je ne pouvais lutter contre cette attraction, je me suis résolu à me laisser porter. Je ne m'arrêtais pas d'avancer, de loin, je pouvais observer une ferme délabrée, abritant des bruits étranges. Plus j'avançais plus ses bruits s'amplifiaient. J'arrivais de mieux en mieux à distinguer la voix d'une femme qui hurlait à pleins poumons. J'entrais dans la ferme quand ce bruit horrible s'arrêta, pour faire place à un bruit plus agréable, des cris d'un nouveau-né. Une d'eux était née, c'était un bébé du plus banal qu'il soit, qu'est ce que je faisais là. Plus j'approchais d'elle, plus je me détachais de moi, comme si je perdais peu à peu mes souvenirs. J'arrivais enfin devant elle, comme elle est belle. Je voulais la prendre dans mes bras, je posais ma main sur son front et...
J'ai longtemps été la femme sensible et maladroite que vous eûtes connue... 
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