Toute histoire commence un jour, quelque part dans une ville. Certaines fois, devant une église où il pleut du sang, d’autres fois dans le souvenir d’une adolescente ayant une arme pointée sur la tempe. Dans le vent qui siffle sur un corps froid, ou encore dans les yeux d’une mère horrifiée. Toutes les histoires commencent un jour, mais pas comme celle de Jasmine. Une fille de joie qui vivait comme le vent. Elle ne devait rien au temps ni à personne. Tous les soirs, sur les trottoirs de Grand-rue, elle ne demandait qu’à subsister. Jusqu’à un mâtin. Un affreux mâtin. Un vol, et toute sa vie bascula dans les brûlures d’une page manquante. Quelque chose qu’elle devait dire à une mère, et qui s’estompa dans les marges. Et, elle devait le dire, bien que cette mère n’en puisse plus.
Elle me regardait en face, les yeux embués, la mine plissée et triste. De toute façon c’était son fils. Elle avait tout le droit de m’épier. Moi qui suis la pétasse pour laquelle l’homme de sa maison s’était fait tuer. Ce type dont le nom ne cesse de me briser l’âme encore. Ce jeune gars qui m’aurait fait vivre les plus beaux jours de ma vie, si les choses s’étaient passées autrement. Je me souviens encore de ses beaux yeux noirs qui faisaient poindre les poils de mon corps. On était dans un grand bus jaune. Du genre que l’on en veut plus aux Etats-Unis. Il restait là à me regarder, debout près du chauffeur. Je me le rappelle comme hier. Je me sentais unique, on aurait dit l’étoile polaire piégée dans les regards plaintifs d’un marin perdu. J’étais à la rangée gauche du centre de l’engin. Je retournais les œillades de ce beau jeune homme au teint noir, vêtu d’un T-shirt rouge, et que la chair des lèvres faisait naitre mille rêves d’étreinte dans mon cœur. J’espérais qu’il m’approche et m’embrasse, qu’il me vole des baisers fous et langoureux. Je survolais les nuées, me sentant hors danger. Ce fut comme si j’étincelais en fée clochette dans les regards d’un Peter Pan. Tout à coup, l’engin s’arrêta. Ramenée sur Terre par le vrombissement du moteur, je fis mine de ne plus le voir pour donner l’air capricieux de l’haïtienne traditionnelle. Cependant lui, il ne cessait de me déshabiller du regard. Mes yeux, rivés sur l’entrée, l’apercevaient tant bien que mal dans l’ombre des cils. Je le sentais dévorer mon corps d’un regard d’homme. Puis, soudainement, j’entendis le bruit d’une moto qui s’arrêta pour laisser monter un autre homme dans le bus. Je me vis mourir de peur à la vue de ce diable qui se dégageait de la foule en partance pour le centre-ville. Moïse ! La boule à zéro, musclé et torse nu, avec le nez écrasé confirmant ses origines négroïdes, il était d’un teint clair dont des grosses tâches y avait laissé l’indice d’une maladie de la peau sur le visage. Deux semaines depuis qu’il me suivait partout où je fus. Mais un samedi mâtin, il s’était enfin décidé à venir m’éliminer, et c’est cela qui me poussa à m’enfuir de chez-moi.
Ce samedi-là, il avait son fusil calibre douze en mains, et avec lui ses sbires et des tas d’agents de l’UDMOH. Ils avaient l’air d’attendre que je rentre, parce que j’avais cette habitude de travailler les soirs. Ils m’en voulaient, et je savais exactement pourquoi. J’avais sa part. Plusieurs liasses découvertes dans une mallette, juste après ce matin-là où je m’étais réveillée contre lui. Cet animal drogué à en pleurer d’horreur. Un dealer pour qui j’étais « la meilleure baiseuse de Grand-rue ». On avait cette habitude de se voir les dimanches soirs pour coucher. Avec cette routine, je me faisais mon plus gros gibier. Jusqu’au jour où je m’étais décidée à lui piquer cette mallette qu’il cachait sous son lit. J’oubliais que l’on ne devait voler Moïse. Certes, j’avais réussi, mais pas pour longtemps. J’avais sa part, et autre chose. Une liste sur laquelle tout était indiqué avec précision, que je trouvai plus tard dans la mallette. Des noms ayant participé à divers genres de projets de construction n’ayant abouti qu’à des amas de pierres et des tôles rouges. Une liste qui engage la nation. Des papiers ayant pour entête PETROCARIBE que certains gardaient au but d’y faire chanter d’autres. Et maintenant, il fallait que je rende tout, et mourir. Ils devaient s’assurer que je n’en parle à personne, et c’est pour cela que Moise m’a bien suivi. Puis, hier mâtin, vers les quatre heures, s’étant assuré que tout soit en ordre pour prétendre à une intervention de la PNH, ils avaient envahi la route des Dalles. Des agents de l’UDMOH, Moïse et sa bande. Ils étaient fortement armés. Certes, ils étaient obligés d’affronter les bandits de la zone, mais ne venaient que pour moi. Ils arrêtaient des innocents, ou tuaient tous ceux à qui je pouvais parler. Ils en arrivaient à un moment où ils atteignirent presque ma maison, mais j’eus le temps de ramasser la mallette, et de m’enfuir par les mornes de Maranatha. Je me cachai dans la bibliothèque d’une université chrétienne, attendant le lendemain pour me sauver par le premier bus. Ce fut le bruit qui courait par les médias qui me sauva. Ne sachant rien de mon cas, ils prétendaient, sans trop rien ajouter, que la police massacrait des innocents. Mais tout n’était pas encore fini pour moi. J’avais encore la mallette.
Moïse se devait de la retrouver parce que sa vie en dépendait. Tard le soir, on lui avait bien répété qu’il devait éliminer Jasmine, et que cette fois-ci, il n’aurait pas l’appui des policiers corrompus. Même si, le lendemain, ces derniers s’arrangèrent pour prétendre à des fouilles le long du Bicentenaire de Port-au-Prince. S’arrachant le moindre visage de jeunes filles de 16 ans n’ayant point de cheveux sur la tête, et qui trainaient une mallette derrière elles. Ils avaient beau tâtonner, mais finirent par la retrouver. Et c’est ainsi que l’un d’eux appela Moïse, se trouvant dans un bordel de Portail-Léogâne, pour lui donner des précisions sur le type d’engin dans lequel elle se trouvait. Il arriva par moto, et monta dans le bus quand ce dernier s’arrêta devant le Théâtre National.
Chacun s’inquiétait pour sa peau. Je fus moi-même repérée. Il s’avançait à pas indécis, faisant mine de ne pas s’intéresser à moi. Passant au milieu des deux rangées, comme s’il se cherchait une place, il me frôla du côté droit en me dépassant. Et tout à coup, en étant derrière moi, il m’attrapait par le coup et commença par me donner une gifle qui me fit valdinguer pour atterrir sur mes genoux. Ma tête se fracassa contre la caisse de coca que tenait un vieux monsieur assis à trois rangées à l’avant sur ma droite, tout étonné de ce qui venait de m’arriver. Et après, C’est toute une raclée qui me fut administrée, juste en quelques secondes. Cinq bips infernaux durant lesquels personne ne m’était venu en aide. Un coup de poing m’envoya valser contre ces sacs de patates sur lesquels était assise une grosse dame, ma voisine. La vendeuse de légumes fit un mouvement pour me repousser. « Je la connais », me disais-je en roulant sur le dos. Et je suis sûre qu’elle aurait bien voulu me donner un coup de main pour me relever, mais ma croix était trop lourde à porter pour cette mère de neuf enfants. Celle gardant encore cette habitude de pauvres qui est de s’entraider pour écumer les gargouillements d’estomac. Je la connais très bien ma voisine. Et toutes les deux, ensemble, on en avait vu des couleurs. Mais pour ce qui était de cette nuance, elle n’en pouvait rien pour moi. Elle restait inhiber, comme tous les passagers, par la peur d’un séjour des morts lui semblant paraitre trop cru. Ce qui voulait dire que j’étais vraiment seule. Et que nuls bras ne me seraient tendus. Tous étaient terrifiés par cette peur qu’inspirait Moïse. Ce bandit assoiffé de sang, faisant la loi dans la plupart des quartiers de Martissant. Ce Moïse, habitué à travailler pour des gens comme le sénateur Lamine à ce qu’on dit, déambulait toujours dans les rues de Port-au-Prince avec la mort dans son sac. Et un dimanche, sa machine à tuer se tournait vers ma petite gueule tremblante de peur. Il m’avait pour lui tout seul dans un bus. Je reçus un coup de coude qui finissait par m’écraser la joue. Mais tout à coup, étrangement, je me vis attraper par deux bras durs comme le fer. « Non, non, il ne va pas faire ça ! », m’étais-je dite. Et tendrement, ce fut le beau ténébreux qui me tirait la main droite pour me mettre à l’écart. Je n’ose encore croire qu’il savait que la seule issue qui l’attendait c’était la mort.
Aujourd’hui, vers les six heures, là voilà qui le regarde étendu dans un cercueil. Il était encore plus beau qu’avant. Et ses yeux fermés ressemblaient à des fleurs fanées où elle rêvait à l’instant d’y déposer la fêlure de sa bouche. Bouclée dans les rêveries d’un retour de baiser à jamais impossible, et d’une esquisse plus chaude encore que l’eau des plages, Jasmine pleurait. « Ses yeux fermés, j’y collerais bien mes lèvres si sœur Andrène le voudrait bien », pensait-elle. La mère de cet homme qu’elle aimait déjà. Restant assez loin d’elle, avec les autres, et cette fille qui la regarde d’un air fâcheux, et qu’on dit être la femme de son sauveur. Elle se disait en elle qu’elle ne serait jamais la compagne de Roger de toute façon.
Elles me dévisageaient de la tête au pied, semblant me dire de foutre le camp au plus vite. « Attention Lucifer ! », me lança cette jeune sœur qui montait la chaire pour diriger le service, m’insultant du regard. Ça me donnait peur pour ce qu’on allait dire. Mais je repartis m’asseoir quand même, dans cette foule haineuse, comme un laurier que la malchance aurait fait accroitre au beau milieu de touffes d’herbes sauvages et parasites. Tout se déroulait comme si on savait Satan assis sur tel banc, habillé de telle façon, qu’il baise pour de l’argent et par-dessus tout, qu’il est une femme. Moi, l’intruse aux funérailles de l’homme qui ne m’a ravi qu’avec les prunelles de ses yeux, et son puissant courage. « J’essaierais d’approcher sa mère », me disais-je, tout en détournant mon regard du pasteur qui m’injuriait hypocritement, pointant l’index sur moi à maintes reprises. Je voulais vraiment tenter cette possibilité d’adresser Andrène après la cérémonie. Ça me triturait la cervelle. Et surtout quand ce souvenir me revenait d’un rouge brûlant. Celui d’un bel éphèbe assassiné des mains du diable, et à cause de moi, sa diablesse. Je croyais vraiment perdre l’âme quand ce flot liquide dévala de son ventre, à cause de mes erreurs. Je ne pouvais m’empêcher de baisser la tête quand ses yeux, laissant entrevoir l’outre monde, tombèrent dans les miens. En moins de deux, il s’écroula contre les pieds de l’assassin. Celui-ci, s’amusant d’une victoire facile, l’enjamba pour venir m’exploser le thorax comme il l’a fait pour mon sauveur. Certes, il éprouva une certaine peur lorsqu’il voyait l’étendue de la bravoure de celui-ci. Cependant, il reprit de l’assurance lorsqu’il ôta le fusil de son sac pour tirer deux coups fatal. « Démon !», criais-je éperdument, lançant une bouteille de coca vide en plein visage du tueur, enlacée par une colère atroce. Il allait pointer l’arme sur moi, mais la foule eut le temps de me rejoindre dans un chœur de bouteilles, de divers genres de sacs, de mallettes et d’autres choses lancées sans merci. Il courut aussi vite qu’il le pouvait, mais il fut rattraper par des mers de gens, témoins de toute la scène, qui l’attendaient à l’extérieur du véhicule avec des machettes, des pierres et des bâtons pour l’écrabouiller jusqu’à l’os.
Jasmine est assise non loin de la sortie. Habillée dans un corsage noir, elle assistait aux funérailles d’un homme, un vrai. Une jeune fille du comité d’accueil apporta à celui-ci une couronne de fleurs. Des amis de la famille tenaient de la mère du défunt. « Roger ! Roger ! Roger... », hélait Andrène. Ses mains appuyées sur ses hanches, cette femme courbait l’échine à chaque excès de cri déchiré des tréfonds de son âme. De ses cordes vocales, le nom de son fils atterrit dans les entrailles de Jasmine.
Je sentais que je devais lui dire la chose à tout prix. L’horloge tapait sept heures et vingt trois minutes. L’ombre de l’église de la prophétie se projetait en avant du corbillard, attendant le mort. Deux secondes depuis la fin de la cérémonie. Les tenants de la chaire en descendaient pour rejoindre les autres. Tous cherchaient à saluer la famille du défunt. Et moi, je restais dans un coin de la sortie, près des membres du comité d’accueil, à me tourner les pouces, attendant qu’Andrène passe par là pour l’aborder. Elle s’avançait à pas indécis, des larmes emplissant son regard mou. Elle était escortée d’une meute de gens, tenait sa belle-fille par le bras du côté gauche. « Bon...bonjour Madame! Désolée pour votre fi...fils ! Je dois vous parler d’une...ch...ch... chose, c’est très important... Je vous prie de pardonner mes...euh... manières ! » Soudainement, Andrène fut prise dans une colère triste. Elle ne pouvait pas répondre ; elle s’étouffait. Je lui offrais d’aller boire un verre d’eau, mais la femme de Roger m’interrompit : « Retirez-vous Madame. Vous voulez lui couper le souffle, ou voulez-vous l’empoisonner ? » Je n’eus d’autres gestes qu’essayer de retenir Andrène qui avait l’air de mourir. L’invité à boire comme ça, et dans cette foule dont le mépris est si contagieux, je ne faisais qu’aggraver mon cas. Et la retenir, ce fut le pire des réflexes. Elle me poussa d’un coup, et j’atterris sur les quatre types qui transportaient le cercueil. Le cercueil éclata contre le sol. Le cadavre glacé de Roger en fut projeté sur un poteau. Tous les regards se détournaient d’autres objectifs pour se diriger vers moi. S’en était fait de ma gueule, et du message que j’étais venu porter à la mère. Des gens m’injuriaient de tous les noms. Andrène semblait mourir d’effroi, d’amertume et de chagrin. Le pasteur, quand à lui, me lança sa bible au visage. Mais soudain, j’entendis un bruit de moteur qui me fit peur. Le même que celui dont chevauchait l’assassin de Roger. Je me retournai, et voici deux malfrats, portant des fusils automatiques. L’horreur me rongea le ventre quand ceux-ci commencèrent par nous cribler de balles. Moïse avait bel et bien été écrabouillé par la foule haineuse, et j’avais beau laisser l’argent et la liste dans le bus pour prendre les jambes à mon cou, l’horreur m’avait encore dans le collimateur et m’attrapais encore. Pourtant, je me souviens bien d’avoir vu de loin les flics corrompus sortir la mallette de l’engin. Mais, je devais quand même mourir, c’était sûr. Et tout ceux dont ils soupçonnaient de devoir mourir, devaient mourir. C’est pour cela que j’ai cherché à parler à Andrène, pour qu’elle ait le temps de s’enfuir avec sa famille. Mais, j’ai échoué. Et c’est sur moi que s’avancent les bandits maintenant. L’un d’eux plante le canon brulant d’un fusil d’assaut sur ma tempe. Il lance un rire d’hyène. Puis, j’entends un bruit sourd. Je ne sens plus mon corps. Je m’envole vers le vide...
Elle me regardait en face, les yeux embués, la mine plissée et triste. De toute façon c’était son fils. Elle avait tout le droit de m’épier. Moi qui suis la pétasse pour laquelle l’homme de sa maison s’était fait tuer. Ce type dont le nom ne cesse de me briser l’âme encore. Ce jeune gars qui m’aurait fait vivre les plus beaux jours de ma vie, si les choses s’étaient passées autrement. Je me souviens encore de ses beaux yeux noirs qui faisaient poindre les poils de mon corps. On était dans un grand bus jaune. Du genre que l’on en veut plus aux Etats-Unis. Il restait là à me regarder, debout près du chauffeur. Je me le rappelle comme hier. Je me sentais unique, on aurait dit l’étoile polaire piégée dans les regards plaintifs d’un marin perdu. J’étais à la rangée gauche du centre de l’engin. Je retournais les œillades de ce beau jeune homme au teint noir, vêtu d’un T-shirt rouge, et que la chair des lèvres faisait naitre mille rêves d’étreinte dans mon cœur. J’espérais qu’il m’approche et m’embrasse, qu’il me vole des baisers fous et langoureux. Je survolais les nuées, me sentant hors danger. Ce fut comme si j’étincelais en fée clochette dans les regards d’un Peter Pan. Tout à coup, l’engin s’arrêta. Ramenée sur Terre par le vrombissement du moteur, je fis mine de ne plus le voir pour donner l’air capricieux de l’haïtienne traditionnelle. Cependant lui, il ne cessait de me déshabiller du regard. Mes yeux, rivés sur l’entrée, l’apercevaient tant bien que mal dans l’ombre des cils. Je le sentais dévorer mon corps d’un regard d’homme. Puis, soudainement, j’entendis le bruit d’une moto qui s’arrêta pour laisser monter un autre homme dans le bus. Je me vis mourir de peur à la vue de ce diable qui se dégageait de la foule en partance pour le centre-ville. Moïse ! La boule à zéro, musclé et torse nu, avec le nez écrasé confirmant ses origines négroïdes, il était d’un teint clair dont des grosses tâches y avait laissé l’indice d’une maladie de la peau sur le visage. Deux semaines depuis qu’il me suivait partout où je fus. Mais un samedi mâtin, il s’était enfin décidé à venir m’éliminer, et c’est cela qui me poussa à m’enfuir de chez-moi.
Ce samedi-là, il avait son fusil calibre douze en mains, et avec lui ses sbires et des tas d’agents de l’UDMOH. Ils avaient l’air d’attendre que je rentre, parce que j’avais cette habitude de travailler les soirs. Ils m’en voulaient, et je savais exactement pourquoi. J’avais sa part. Plusieurs liasses découvertes dans une mallette, juste après ce matin-là où je m’étais réveillée contre lui. Cet animal drogué à en pleurer d’horreur. Un dealer pour qui j’étais « la meilleure baiseuse de Grand-rue ». On avait cette habitude de se voir les dimanches soirs pour coucher. Avec cette routine, je me faisais mon plus gros gibier. Jusqu’au jour où je m’étais décidée à lui piquer cette mallette qu’il cachait sous son lit. J’oubliais que l’on ne devait voler Moïse. Certes, j’avais réussi, mais pas pour longtemps. J’avais sa part, et autre chose. Une liste sur laquelle tout était indiqué avec précision, que je trouvai plus tard dans la mallette. Des noms ayant participé à divers genres de projets de construction n’ayant abouti qu’à des amas de pierres et des tôles rouges. Une liste qui engage la nation. Des papiers ayant pour entête PETROCARIBE que certains gardaient au but d’y faire chanter d’autres. Et maintenant, il fallait que je rende tout, et mourir. Ils devaient s’assurer que je n’en parle à personne, et c’est pour cela que Moise m’a bien suivi. Puis, hier mâtin, vers les quatre heures, s’étant assuré que tout soit en ordre pour prétendre à une intervention de la PNH, ils avaient envahi la route des Dalles. Des agents de l’UDMOH, Moïse et sa bande. Ils étaient fortement armés. Certes, ils étaient obligés d’affronter les bandits de la zone, mais ne venaient que pour moi. Ils arrêtaient des innocents, ou tuaient tous ceux à qui je pouvais parler. Ils en arrivaient à un moment où ils atteignirent presque ma maison, mais j’eus le temps de ramasser la mallette, et de m’enfuir par les mornes de Maranatha. Je me cachai dans la bibliothèque d’une université chrétienne, attendant le lendemain pour me sauver par le premier bus. Ce fut le bruit qui courait par les médias qui me sauva. Ne sachant rien de mon cas, ils prétendaient, sans trop rien ajouter, que la police massacrait des innocents. Mais tout n’était pas encore fini pour moi. J’avais encore la mallette.
Moïse se devait de la retrouver parce que sa vie en dépendait. Tard le soir, on lui avait bien répété qu’il devait éliminer Jasmine, et que cette fois-ci, il n’aurait pas l’appui des policiers corrompus. Même si, le lendemain, ces derniers s’arrangèrent pour prétendre à des fouilles le long du Bicentenaire de Port-au-Prince. S’arrachant le moindre visage de jeunes filles de 16 ans n’ayant point de cheveux sur la tête, et qui trainaient une mallette derrière elles. Ils avaient beau tâtonner, mais finirent par la retrouver. Et c’est ainsi que l’un d’eux appela Moïse, se trouvant dans un bordel de Portail-Léogâne, pour lui donner des précisions sur le type d’engin dans lequel elle se trouvait. Il arriva par moto, et monta dans le bus quand ce dernier s’arrêta devant le Théâtre National.
Chacun s’inquiétait pour sa peau. Je fus moi-même repérée. Il s’avançait à pas indécis, faisant mine de ne pas s’intéresser à moi. Passant au milieu des deux rangées, comme s’il se cherchait une place, il me frôla du côté droit en me dépassant. Et tout à coup, en étant derrière moi, il m’attrapait par le coup et commença par me donner une gifle qui me fit valdinguer pour atterrir sur mes genoux. Ma tête se fracassa contre la caisse de coca que tenait un vieux monsieur assis à trois rangées à l’avant sur ma droite, tout étonné de ce qui venait de m’arriver. Et après, C’est toute une raclée qui me fut administrée, juste en quelques secondes. Cinq bips infernaux durant lesquels personne ne m’était venu en aide. Un coup de poing m’envoya valser contre ces sacs de patates sur lesquels était assise une grosse dame, ma voisine. La vendeuse de légumes fit un mouvement pour me repousser. « Je la connais », me disais-je en roulant sur le dos. Et je suis sûre qu’elle aurait bien voulu me donner un coup de main pour me relever, mais ma croix était trop lourde à porter pour cette mère de neuf enfants. Celle gardant encore cette habitude de pauvres qui est de s’entraider pour écumer les gargouillements d’estomac. Je la connais très bien ma voisine. Et toutes les deux, ensemble, on en avait vu des couleurs. Mais pour ce qui était de cette nuance, elle n’en pouvait rien pour moi. Elle restait inhiber, comme tous les passagers, par la peur d’un séjour des morts lui semblant paraitre trop cru. Ce qui voulait dire que j’étais vraiment seule. Et que nuls bras ne me seraient tendus. Tous étaient terrifiés par cette peur qu’inspirait Moïse. Ce bandit assoiffé de sang, faisant la loi dans la plupart des quartiers de Martissant. Ce Moïse, habitué à travailler pour des gens comme le sénateur Lamine à ce qu’on dit, déambulait toujours dans les rues de Port-au-Prince avec la mort dans son sac. Et un dimanche, sa machine à tuer se tournait vers ma petite gueule tremblante de peur. Il m’avait pour lui tout seul dans un bus. Je reçus un coup de coude qui finissait par m’écraser la joue. Mais tout à coup, étrangement, je me vis attraper par deux bras durs comme le fer. « Non, non, il ne va pas faire ça ! », m’étais-je dite. Et tendrement, ce fut le beau ténébreux qui me tirait la main droite pour me mettre à l’écart. Je n’ose encore croire qu’il savait que la seule issue qui l’attendait c’était la mort.
Aujourd’hui, vers les six heures, là voilà qui le regarde étendu dans un cercueil. Il était encore plus beau qu’avant. Et ses yeux fermés ressemblaient à des fleurs fanées où elle rêvait à l’instant d’y déposer la fêlure de sa bouche. Bouclée dans les rêveries d’un retour de baiser à jamais impossible, et d’une esquisse plus chaude encore que l’eau des plages, Jasmine pleurait. « Ses yeux fermés, j’y collerais bien mes lèvres si sœur Andrène le voudrait bien », pensait-elle. La mère de cet homme qu’elle aimait déjà. Restant assez loin d’elle, avec les autres, et cette fille qui la regarde d’un air fâcheux, et qu’on dit être la femme de son sauveur. Elle se disait en elle qu’elle ne serait jamais la compagne de Roger de toute façon.
Elles me dévisageaient de la tête au pied, semblant me dire de foutre le camp au plus vite. « Attention Lucifer ! », me lança cette jeune sœur qui montait la chaire pour diriger le service, m’insultant du regard. Ça me donnait peur pour ce qu’on allait dire. Mais je repartis m’asseoir quand même, dans cette foule haineuse, comme un laurier que la malchance aurait fait accroitre au beau milieu de touffes d’herbes sauvages et parasites. Tout se déroulait comme si on savait Satan assis sur tel banc, habillé de telle façon, qu’il baise pour de l’argent et par-dessus tout, qu’il est une femme. Moi, l’intruse aux funérailles de l’homme qui ne m’a ravi qu’avec les prunelles de ses yeux, et son puissant courage. « J’essaierais d’approcher sa mère », me disais-je, tout en détournant mon regard du pasteur qui m’injuriait hypocritement, pointant l’index sur moi à maintes reprises. Je voulais vraiment tenter cette possibilité d’adresser Andrène après la cérémonie. Ça me triturait la cervelle. Et surtout quand ce souvenir me revenait d’un rouge brûlant. Celui d’un bel éphèbe assassiné des mains du diable, et à cause de moi, sa diablesse. Je croyais vraiment perdre l’âme quand ce flot liquide dévala de son ventre, à cause de mes erreurs. Je ne pouvais m’empêcher de baisser la tête quand ses yeux, laissant entrevoir l’outre monde, tombèrent dans les miens. En moins de deux, il s’écroula contre les pieds de l’assassin. Celui-ci, s’amusant d’une victoire facile, l’enjamba pour venir m’exploser le thorax comme il l’a fait pour mon sauveur. Certes, il éprouva une certaine peur lorsqu’il voyait l’étendue de la bravoure de celui-ci. Cependant, il reprit de l’assurance lorsqu’il ôta le fusil de son sac pour tirer deux coups fatal. « Démon !», criais-je éperdument, lançant une bouteille de coca vide en plein visage du tueur, enlacée par une colère atroce. Il allait pointer l’arme sur moi, mais la foule eut le temps de me rejoindre dans un chœur de bouteilles, de divers genres de sacs, de mallettes et d’autres choses lancées sans merci. Il courut aussi vite qu’il le pouvait, mais il fut rattraper par des mers de gens, témoins de toute la scène, qui l’attendaient à l’extérieur du véhicule avec des machettes, des pierres et des bâtons pour l’écrabouiller jusqu’à l’os.
Jasmine est assise non loin de la sortie. Habillée dans un corsage noir, elle assistait aux funérailles d’un homme, un vrai. Une jeune fille du comité d’accueil apporta à celui-ci une couronne de fleurs. Des amis de la famille tenaient de la mère du défunt. « Roger ! Roger ! Roger... », hélait Andrène. Ses mains appuyées sur ses hanches, cette femme courbait l’échine à chaque excès de cri déchiré des tréfonds de son âme. De ses cordes vocales, le nom de son fils atterrit dans les entrailles de Jasmine.
Je sentais que je devais lui dire la chose à tout prix. L’horloge tapait sept heures et vingt trois minutes. L’ombre de l’église de la prophétie se projetait en avant du corbillard, attendant le mort. Deux secondes depuis la fin de la cérémonie. Les tenants de la chaire en descendaient pour rejoindre les autres. Tous cherchaient à saluer la famille du défunt. Et moi, je restais dans un coin de la sortie, près des membres du comité d’accueil, à me tourner les pouces, attendant qu’Andrène passe par là pour l’aborder. Elle s’avançait à pas indécis, des larmes emplissant son regard mou. Elle était escortée d’une meute de gens, tenait sa belle-fille par le bras du côté gauche. « Bon...bonjour Madame! Désolée pour votre fi...fils ! Je dois vous parler d’une...ch...ch... chose, c’est très important... Je vous prie de pardonner mes...euh... manières ! » Soudainement, Andrène fut prise dans une colère triste. Elle ne pouvait pas répondre ; elle s’étouffait. Je lui offrais d’aller boire un verre d’eau, mais la femme de Roger m’interrompit : « Retirez-vous Madame. Vous voulez lui couper le souffle, ou voulez-vous l’empoisonner ? » Je n’eus d’autres gestes qu’essayer de retenir Andrène qui avait l’air de mourir. L’invité à boire comme ça, et dans cette foule dont le mépris est si contagieux, je ne faisais qu’aggraver mon cas. Et la retenir, ce fut le pire des réflexes. Elle me poussa d’un coup, et j’atterris sur les quatre types qui transportaient le cercueil. Le cercueil éclata contre le sol. Le cadavre glacé de Roger en fut projeté sur un poteau. Tous les regards se détournaient d’autres objectifs pour se diriger vers moi. S’en était fait de ma gueule, et du message que j’étais venu porter à la mère. Des gens m’injuriaient de tous les noms. Andrène semblait mourir d’effroi, d’amertume et de chagrin. Le pasteur, quand à lui, me lança sa bible au visage. Mais soudain, j’entendis un bruit de moteur qui me fit peur. Le même que celui dont chevauchait l’assassin de Roger. Je me retournai, et voici deux malfrats, portant des fusils automatiques. L’horreur me rongea le ventre quand ceux-ci commencèrent par nous cribler de balles. Moïse avait bel et bien été écrabouillé par la foule haineuse, et j’avais beau laisser l’argent et la liste dans le bus pour prendre les jambes à mon cou, l’horreur m’avait encore dans le collimateur et m’attrapais encore. Pourtant, je me souviens bien d’avoir vu de loin les flics corrompus sortir la mallette de l’engin. Mais, je devais quand même mourir, c’était sûr. Et tout ceux dont ils soupçonnaient de devoir mourir, devaient mourir. C’est pour cela que j’ai cherché à parler à Andrène, pour qu’elle ait le temps de s’enfuir avec sa famille. Mais, j’ai échoué. Et c’est sur moi que s’avancent les bandits maintenant. L’un d’eux plante le canon brulant d’un fusil d’assaut sur ma tempe. Il lance un rire d’hyène. Puis, j’entends un bruit sourd. Je ne sens plus mon corps. Je m’envole vers le vide...