Traces de vie

Une jeune fille est assise à la terrasse d'un café, et regarde les passants. 
Tous semblent pressés, aucun ne s'arrête, il est 18h, l'heure de rentrer, aucun ne veut s'attarder. Et c'est pour cela que la jeune fille aime tant ce moment. Invisible à sa table avec un chocolat chaud encore fumant, elle observe les gens. 
Et imagine leur présent.
 
Ce petit garçon, là, avec ses grands-parents, qui semblent déjà épuisés de lui courir après, est sûrement là pour le week-end car ses parents sont très occupés et ne peuvent pas le garder. Il pense déjà au repas qu'ils vont partager ce soir, certainement devant la télé. Le grand-père râle un peu pour la forme, mais au fond il sait que ce petit rayon de soleil est absolument tout pour lui, et que rien ne saurait le rendre plus heureux que toute cette tendresse. 
 
Un jeune couple passe devant la terrasse. Main dans la main, ils sont seuls au monde, et ne se quittent pas du regard. L'amour rend aveugle dit-on, mais là ils n'ont d'yeux que l'un pour l'autre. Ils vont peut-être chez elle, peut-être chez lui, ou peut-être flânent-ils tout simplement, sans penser à rien d'autre qu'au fait qu'ici et maintenant, la vie ressemble à ces happy-end qu'on aime tous voir au cinéma. 
 
Cet homme, là qui marche seul et bien trop vite, qui passe un coup de fil d'une main et cherche quelque chose dans sa poche de l'autre. Cet homme qui a l'air si pressé, si absent, qui a l'air de courir après le temps qui lui échappe, il est sûrement patron d'une grande entreprise, ou cadre, gérant de son service, bref, quelque chose comme ça oui. Il a toujours rêvé de réussir, et maintenant qu'il y est... Il n'a pas vraiment l'air d'être heureux... Peut-être est-ce parce qu'il pense à son fils qui l'attend, et dont il n'aura de nouvelles que par la baby-sitter, après sa réunion, en rentrant.
 
Un groupe d'amis sort du lycée, ils sont cinq, trois filles et deux garçons. Ils rient sans vraiment savoir pourquoi, peut-être tout simplement parce qu'ils ont l'âge où on se sent invincible, immortel, et où on ne se pose de questions que lorsque que l'on est seul le soir, pas lorsqu'on est entouré, non. Ils profitent de ce jour qui décline, et se racontent leurs cours, leurs ennuis et leurs passions. Ils savent qu'être ensemble est leur plus grande force, et que la vie est devant eux, alors ils sourient et ne réfléchissent pas trop à demain... 
 
Une vieille femme avance seule au milieu de la place, tirant son cabas, les épaules voutées, le pas lourd de toute une existence à porter. Elle pense à son mari, qui ne l'attendra pas ce soir chez eux, parti pour un endroit dont nul ne revient. Elle pense à cette soirée de plus sans lui, elle pense qu'il faudra qu'elle appelle sa fille parce que ça fait longtemps qu'elle n'a pas eu de ses nouvelles.
 
Une mère, qui rentre avec un immense sourire aux lèvres parce qu'elle sait que chez elle l'attendent son mari et leurs deux filles, jumelles aux prunelles claires qui lui donnent la force de se lever chaque matin. Elle se réjouit d'avance de leur avoir acheté des glaces pour ce soir, elle sait à quel point elles aiment ça. Elle les couchera après leur avoir lu une histoire et s'endormira comblée de ce bonheur si grand que lui offre la maternité... A quarante ans certains voudraient rajeunir mais elle sait que pour rien au monde elle ne remonterait le temps !
 
Une étudiante traverse la place, un sac plein de peintures et de pinceaux sous le bras. Elle a hâte de s'installer dans son atelier, cela faisait si longtemps qu'elle rêvait de ces études d'art, et maintenant elle y est ! Elle a tant économisé, tant supplié ses parents, elle a tout organisé seule et elle a réussi. Elle se dépêche pour arriver à sa petite mansarde en centre-ville, avec sa coloc qui va encore lui raconter ses peines de cœur et ses déboires amoureux... C'en est devenue une habitude ! Mais ce qu'elle attend le plus c'est lorsqu'elle ouvrira le vélux et s'allongera sur le toit et regardera les étoiles s'offrir à ses yeux émerveillés, qui brilleront eux aussi de ce rêve éveillé...
 
Un couple en pleine crise, une adolescente un peu perdue, un chien et son maître, une professeure de violon, une fillette rêveuse, un père pressé, une femme célibataire invitée à dîner chez des amis, un homme qui vient de rompre, un couple de mélenchonistes convaincus, un autre qui passe chaque vacances en Corse, un ami fidèle, une tante un peu aigrie par ses neveux bruyants, un bébé qui pleure et la place qui se vide, lentement... 
 
Ne reste bientôt que la jeune fille, à sa terrasse, qui revient à la réalité progressivement. 
Quelle trace laisseront tous ces gens en ce monde ? 
Quelle trace laisseront leurs espoirs, leurs rêves, leurs douleurs, leurs peines, leurs joies, leurs bonheurs et leurs vies, cassées, belles, scintillantes, lumineuses, fragiles, que seule une jeune fille un soir sur une place a su regarder ? 
Quelle sera l'empreinte de leur passage ici-bas, seront-ils oubliés ou certains resteront-ils immortels à la postérité ? 
La jeune fille pense à toutes ces vies, que l'on frôle chaque jour sans y penser. 
Et elle se demande, elle aussi, si sa vie ne sera qu'éphémère ou si par ses mots elle pourra encore un peu résonner.
 
Leur trace, ce n'est peut-être que le don que tous ces passants lui ont fait sans le savoir. Un peu d'inspiration, quelques rimes, et un peu d'espoir. De quoi apaiser la nuit qui tombe sur la ville bientôt endormie. Doux sommeil des rues qui s'animeront encore en silence de toutes les folles histoires qu'elles ont vues passer...
La jeune fille se lève et laisse sur la table quelques heures d'éternité, figées sur un morceau de papier, avec ce stylo qu'elle pose sans bruit, avant de payer l'addition et de s'en aller. 
Peut-être le serveur trouvera-t-il ces quelques fragments de vie, 
qui n'ont existé que pour un soir,
sur une place,
pour une jeune fille qui voulait elle aussi laisser sa trace.
 
 
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