TQO pour TOKYO

Bourges, 20h00, le stade du Prado, récemment agrandi, est rempli d’une foule compacte. Les supporters s’impatientent. Les 5019 places sont toutes occupées. Les drapeaux tricolores et les banderoles du soutien du public s’agitent.

La mascotte « Jord ’Ane » est une grosse peluche noire, ressemblant véritablement à un âne (Bourges est situé dans le Berry. L’un de ses emblèmes, de ses animaux fétiches est le grand âne noir du Berry). Je connais parfaitement l’homme qui se cache sous les traits de cet animal si nécessaire aux entraînements ou aux séances de kinésithérapie. Ses massages réparateurs soignent nos jambes, nos corps après les matchs ou lors d’entraînement intense. Albano adore faire le zouave quand il ne pratique pas. Il fait des allers-retours, le long des tribunes, puis sur le parquet, accompagnée par la musique. Je suis heureuse de ne pas pouvoir voir son visage, ses expressions et son masque le protège très bien. Il ne perd rien pour attendre. J’essaie de l’éviter du regard même s’il est au milieu du terrain, entrain de danser, entouré des « pom- pom girls », ces meneuses de claque, qu’il adore caresser du regard.

Nous nous sommes très sérieusement disputés hier soir. Je ne veux plus le voir, je ne veux plus qu’il me touche. Mon seul but désormais est de gagner cette qualification. Ainsi, je pourrai le quitter, voler vers ma destinée, vers notre médaille d’Or. J’ai l’intention de changer de pays pour qu’il ne me suive surtout plus. Nous nous connaissons depuis l’enfance et notre relation m’étouffe, me complique le parcours sportif que je me suis dessiné.

Je ne veux pas nuire davantage à notre amitié qui s’est transformé en amour. Je me dis que nous sommes trop jeunes.

Le match va débuter dans quelques instants. Ce n’est pas le moment de se souvenir, d’aimer, de faire le point sur mes affaires de cœur. Mon corps et mon âme ordonnent à cet organe si sensible de la mettre en sourdine. Il faut absolument que je joue mon avenir, que je gagne, que je me mobilise toute entière, que mon corps soit en parfait accord avec mon âme.

Les J.O de TOKYO sont au bout de la victoire. Le chronomètre et le cadran indiquant le score sont pour le moment à 0, mais il s’agit d’une pause éphémère. Il va afficher en rouge dans quelques minutes, un score qui changera le cours de ma vie. 4 périodes de quart-temps, quelques temps morts est le tour sera joué. Nous avons gagné les Australiennes, il n’y a aucune raison de perdre. La confiance renforce mon physique. Je contracte mes muscles et les relâchent. Je répète mentalement mes dunks. Hier, j’avais réussi un tomahawk qui avait perturbé et stupéfié mon pivot. Les 0 rouges du chronomètre me rassuraient pour le moment. J’aime cette forme ronde et généreuse.

Tel un ballon de basket au repos, il annonçait des shots, des slam dunk, des combats de récupération de ballon, des speeds backs. J’espère ne pas connaître le money-time stressant de fin match serré, lorsque nous serons coude à coude, gouttes de sueur aveuglant nos visages, face à nos concurrentes.

Pour la première fois, malgré mes nombreux matchs, j’ai vraiment et véritablement le trac. J’ai parfaitement analysé l’enjeu de ce match : un billet d’avion pour Tokyo et une médaille Olympique, pour notre équipe. « Temps mort me Amor » Je quitte Albano.

« TANGO » est le nom de ce club de basket féminin, berceau de mon apprentissage, cœur de mes victoires, groupe de filles fières, sportives, drôles, explosives, championnes de la Coupe de France, de l’Eurocup. Quand je suis arrivée à Bourges, je me suis sentie tout de suite admise dans le club, le cercle fermé du basket féminin. Ce nom d’équipe correspondait à cette danse de couple que je décidai d’exercer. Albano était un parfait partenaire. Notre élégance, la symbiose de nos gestes avaient même été remarqué. Nous nous étions rencontrés, trahis nos sentiments à travers ces moments, loin de nos fonctions professionnelles.

J’aime danser le tango, sur la pointe des pieds, sur la pointe du cœur. Quant au basket, j’ai la sensation que c’est inné. Je reconnaissais devant mon entraîneur que j’avais un don exceptionnel, une rapidité fulgurante qui laissaient mon adversaire sur place. C’était inscrit sur le « Rock ». Mes doigts épousaient ce ballon, en équilibre. Mon talent s’est très vite développé, telle une Artiste de la balle. J’aimais dribbler, courir à côté de ce ballon, le lancer à mes co-équipières, mes slam dunk sont maîtrisés et consistent à marquer en m’accrocher à l’arceau, à une ou deux mains. Lors des grands matchs, cela fait toujours de l’effet. Albano d’ailleurs m’avait reproché de faire la star sur le parquet. Je lui avais demandé d’être davantage modeste. J’aimais impressionner et je savais qu’avec lui, j’avais gagné la partie.

Ce n’est pas le moment d’être paralysée par des idées, des émotions et des questions. Le mental est aussi important que la préparation physique. J’ai besoin juste de mon corps et que mon âme suive mes gestes, pour gagner cette qualification. Je dois oublier Albano. Surtout, ne pas songer à son amour.
Ma concentration se cale sur ma respiration. Je me souviens des cours de Yoga. Je reprends ma respiration.
Pour ce Tournoi de Qualification Olympique, mon corps fort, musclé est prêt à affronter les Brésiliennes. Mon âme ne cesse de raisonner. Elle conseille vivement à mon cœur de cesser de penser à Albano.

Corps & Ame pour le TQO : je pourrai prendre l’avion pour aller gagner, à l’autre bout de la planète, avec mon maillot bleu. A l’entrainement, j’aime porter mon vieux maillot, le premier que j’ai porté ici, à Bourges. Il est noir et orange, couleurs de l’équipe « TANGO ».

Albano a censé de se dandiner. Il traverse le terrain et fait mine de venir dans ma direction. Dans ma tête, je me dis que ce n’est pas le moment, que j’espère qu’il va aller faire le fanfaron ailleurs avec sa cohorte de filles. Je me rends compte que je suis jalouse alors qu’il n’y a normalement plus de quoi l’être. La capitaine m’épie du coin de l’œil. Elle se doute qu’Albano est moi avons une relation. Elle nous a surpris entrain de nous disputer. Son intervention m’avait surprise et je m’étais tu.

Le regard bienveillant et noir de ma coach semble vouloir me dire : « Ne te poses pas trop de question ». Son sourire encourageant m’indique qu’il faut que je lâche tout, pour ce grand soir. Je lui fais entièrement confiance. Elle me connaît tellement. Elle est toujours là lorsque je m’entraîne. Cinq cents paniers par jour, 30 heures de préparation intense par semaine, cinq kilomètres de crawl à la piscine olympique, chaque matin. Des heures étaient aussi consacrées à la récupération ou aux soins de bien-être. Ma coach aime dire aux journalistes que je suis un bijou. Elle me fait rougir quand elle dit cela. Mon jeu aérien est fluide, agréable à regarder, mes gestes sont gracieux.

Tout me semble facile quand je suis sur le terrain, avec mon ballon tout rond. J’aime être là à faire voltiger le ballon, au bout de mes doigts, de bras en bras. Mes jambes écoutent le mouvement des rebondissements du ballon. Tout semble si facile avec moi. Selon le Président des TANGO, je suis protégée par une grâce supplémentaire par rapport à mes camarades de jeux.

C’est vrai surtout, lorsque je dans le TANGO avec Albano. Nous n’avons jamais pu dire aux autres membres du groupe que nous nous voyons secrètement. Nous avions peur d’être ridicules, d’être jugés. Régulièrement, nous nous disions que ce n’était pas véritablement de l’Amour mais des envies et des pulsions de binômes. Nous nous étions connus mômes avec Albano. C’est lui qui qui m’avait mis le « rock » dans les mains, dans les pieds, dans la tête, dans le corps, dans mon âme. J’ai commencé à jouer dans la cour de récréation avec lui. Après le lycée, il est parti faire ses études de médecine à Paris. Nous nous y retrouvions pour voir son frère jouer au basket.

Le basket fut longtemps le prétexte de nos rendez-vous, de notre amour.