Tout ce qu'on dit avec les mains

Raphaëlle Frémont <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>

Raphaëlle Frémont Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais

Leina a froid. Et ce n'est pas le banc de pierre du jardin des Tuileries, ou le petit vent de mars. Non, c'est son cœur qui est serré et qui tremble.
Évidemment qu'elle sait que ce n'est qu'un chagrin d'amour, que ça passe. Mais qu'est-ce que ça fait mal ! Et puis elle a cette sensation que plus rien ne sera jamais comme avant, qu'elle ne retrouvera plus la joie d'être deux et de faire qu'un, ça fait comme un trou dans sa poitrine.
Elle a l'impression d'être remplie de larmes qui ne sortent pas.
Et d'être infiniment seule, au milieu des touristes qui prennent des photos et des joggeurs qui semblent ne jamais s'arrêter.
— Leina !
 
Elle se retourne et voit sa bande. Ceux qui sont toujours là. Soline, Liam et Mina. Elle sait tout de suite l'effort que ça a demandé à Soline de venir jusqu'ici. Elle est mal-voyante de naissance. Elle n'aime pas le jardin des Tuileries. Elle dit qu'il y a trop de cailloux, trop de gens, et pas assez de repères. Et pourtant elle est venue, avec les deux autres. Ensemble, toujours.
Déjà ce matin au lycée, ils ont compris que c'était fini. Ils ont passé la journée à côté d'elle, et Mina lui a même passé le Kinder qu'elle garde d'ordinaire pour le goûter. Quand on connaît la gourmandise de Mina, c'est une sacrée preuve d'amitié !
 
Mais après le self, Leina est partie aux Tuileries. C'est là que sont ses souvenirs... leurs mains qui se frôlaient, leurs discussions, ses joues rouges quand ils s'embrassaient...
Mina passe un bras autour de ses épaules, et elle n'arrive plus à se retenir. Elle pleure. C'est comme si des torrents de larmes coulaient par ses yeux. Elle sent la main de Liam qui caresse doucement ses cheveux. Elle pleure encore, longtemps.
 
À un moment, elle a l'impression que ça se calme un peu, et elle sent les mains de Soline se glisser dans les siennes. Elles sont chaudes et sèches, un peu rugueuses aussi. Leina regarde le visage de son amie et ses larmes se calment tout à fait. Soline lui prend la main et la guide non loin du banc. Elle pose une main sur un gros bloc de pierre et tâte, cherche. Et elle amène la main de Leina sur... des mains. Froides. Douces. Ce sont des mains en métal qui se rejoignent sur de la pierre. Soline lui explique que c'est un des rares endroits qu'elle aime dans ce jardin. Parce qu'elle peut toucher ces mains. Elle demande à Leina de fermer les yeux, et de laisser ses doigts explorer.
 
Leina touche. Du bout des doigts d'abord, comme une caresse à la matière froide. Puis elle aplatit ses mains pour rentrer en contact avec l'œuvre, pour que ses doigts et ses paumes la sentent. Le métal se réchauffe à son contact. Elle sent que les mains se rejoignent, et que le geste est doux. C'est comme si elles s'accueillaient, elles s'aimaient. Leina ne pensait pas qu'on pouvait dire autant de choses juste avec des mains. Et puis elle se souvient. Pas seulement de la main dans la sienne amoureuse, mais de celle de Mina sur son épaule. De celle de Liam sur ses cheveux. De celles de Soline dans les siennes.
 
Elle comprend que toutes ces mains c'est de l'amour, de l'amitié, de la fraternité, de la sororité... Et qu'ensemble, il fait moins froid.
 
« The Welcoming Hands » de Louise Bourgeois
Ces « mains accueillantes » en bronze représentent la fraternité entre les générations, pour toutes les cultures. En effet, Louise Bourgeois, plasticienne française, a sculpté des mains qui n'ont pas de corps ni de couleur, mais dont certaines sont plus ridées, pour illustrer ce message. Cette composition est installée au jardin des Tuileries, près de la place de la Concorde, nommée ainsi pour évoquer l'entente et l'harmonie entre les humains.

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