Toto et la bouteille de gaz

Toto et Tata sont devant une raffinerie de pétrole. A côté du grillage qui sépare l'usine du reste du monde, un grillage bien sécurisé, avec des barbelés et tout, mais bon l'installation est un peu vieillotte alors les deux compères se disent qu'après un bon coup de cisailles, ils arriveront bien à passer d'une manière ou d'une autre.
En fait, ce qui les embête le plus, c'est la caméra de surveillance qu'ils distinguent, accrochée à la cheminée près de laquelle ils se trouvent, et qui tourne son objectif vers eux, ou presque, enfin elle balaye la surface devant elle quoi. Du coup ils se cachent périodiquement dans les fourrés en espérant que le gardien derrière le moniteur ne les a pas vus se baisser.
Toto et Tata réfléchissent à la mise en œuvre de leur plan. Ils auraient bien aimé pouvoir entrer et faire leurs petites affaires tranquillement, mais ils auraient dû se douter que l'endroit serait un minimum surveillé. Ils ne se sont jamais autant approchés, à vrai dire, ils ont fait toutes leurs reconnaissances aux jumelles depuis la petite colline juste derrière eux. Une négligence dont ils payent maintenant le prix, enfin, ils feraient mieux la prochaine fois.
- Alors, Tata, on fait quoi maintenant ? chuchote Toto. On y va ou bien ?
- Shht, attends, je réfléchis. On va pas pouvoir entrer comme prévu, ça c'est sûr. Ou alors faudra revenir plus tard, mais bon je commence à en avoir ras-le-bol, ce serait bien d'en finir avec cette histoire.
En effet, ni Toto ni Tata n'ont pris avec eux un quelconque vêtement qui aurait pu leur servir de masque sur la tête. Tout au plus Toto est-il habillé d'un pull à capuche, qu'il aurait pu rabattre sur son crâne pour se dissimuler un peu, mais c'est une bien pauvre solution face à ce devant quoi ils se trouvent. Une caméra. Ces gens ne savent plus quoi inventer.
- On a dit qu'on finirait aujourd'hui, on finit aujourd'hui, renchérit Toto. On pourrait, je sais pas moi, balancer le truc par-dessus le grillage, non ? C'est pas si lourd, avec un peu de force on pourrait atteindre le bâtiment.
- Mouais c'est un peu lourd pour ça, réfléchit Tata. Non, sinon ce qu'on peut faire c'est la faire rouler jusque là-bas, avec un torchon assez long ça devrait aller. Ouais, on va faire comme ça !
Toto opine du chef et s'empresse de vider son lourd sac à dos. Il en sort un vieux torchon pourri, une bouteille d'alcool, un bel opinel et un gros briquet. Tata hoche la tête à son tour et ouvre son propre sac pour en sortir une grosse bonbonne de gaz. Les deux compères observent les différents objets avec circonspection, ne sachant pas vraiment quoi faire avec tout ça, maintenant qu'ils se retrouvent devant le fait accompli.
- On aurait peut-être dû s'entraîner, avant, non ? fait Toto.
- Peut-être... répond Tata. Et puis non, qu'est-ce qu'on a dit ? Que notre action était spontanée, que c'était ce qui en faisait sa beauté, que dis-je, son authenticité ! Sans spontanéité, on réfléchit trop, et alors on s'en sort plus. On se met à élaborer des théories, des actions réfléchies, et au final on arrive à rien. Alors que là, au moins on est dans le vrai, dans l'action, dans le concret ! Ouais !
- Ouais !
- Ouais !
- Ouais !
- Bon, ça suffit. Tu sais comment défaire ce bouchon sans que tout parte dans l'air ou pas ?
- Je sais pas. Je vais essayer.
Et c'est ainsi que Toto commence à s'échiner sur le bouchon de la bouteille de gaz, à l'aide de son bel opinel, cherchant à en creuser une ouverture tout en essayant de ne pas laisser échapper le précieux gaz. Car même si leur plan ne paraît pas très réfléchi au premier abord, Toto et Tata ont eu une merveilleuse idée.
Celle de décliner la technologie du cocktail Molotov à un contenant bien plus gros, et surtout bien plus sous pression. En effet, quoi de mieux qu'une bouteille à XXX bar (information confidentielle) pour créer une grosse explosion ? Une fois enflammé, le gaz sous pression devrait chercher à se faire une place autour, et bam la bouteille, et bam la grosse boule de feu. Et bam les réserves de pétrole, et bam la raffinerie, tout flambe. Mission accomplie.
Bon ok, une usine de pétrole qui crame, c'est pas forcément exemplaire au niveau bilan carbone, mais il faut voir les choses sur le long terme : une usine de cramée, c'est des mois voire des années de production chamboulée, donc autant de pétrole qui brûle en moins dans les bagnoles ou les gros camions. Alors, au global, on devrait y gagner un peu. C'est en tout cas ce que se sont dit Toto et Tata.
- Tu l'as trouvée où cette bouteille ? demande Toto.
- Sur un camion, elle traînait là alors je l'ai prise. Un sacré coup de bol, d'habitude elles sont sous scellé et c'est super chiant pour les avoir. Genre il faut payer, quoi.
- Payer ? Hahaha !
- Hahaha !
Qu'est-ce qu'on se marre.
Au bout d'un moment, le bouchon saute. Ils se regardent, un peu surpris et surtout effrayés à l'idée de voir le gaz s'échapper dans l'air aussi vite qu'une formule un lancée à balle. Mais non, aucun « pshiiit » caractéristique, ils poussent un soupir de soulagement, heureux de voir qu'ils vont enfin pouvoir mettre en place leur système de méga-bombe artisanale. Ils font un high-five qui claque dans la fraîcheur du matin, avant de se terrer de peur qu'on les ait entendus.
Après une bonne minute de silence seulement perturbé par le grondement des moteurs de la cheminée qui les surplombe, ils décident qu'ils ne craignent plus rien et recommencent leurs petites affaires. Tata enroule le vieux torchon un peu crado de manière à en faire une mèche grossière, l'imbibe d'huile de vidange et l'introduit délicatement dans le trou ainsi libéré par Toto. Tata enfonce bien le tissu, de manière à ce qu'il trempe dans le gaz liquéfié et qu'ils puissent allumer le machin depuis l'extérieur.
Pendant ce temps, Toto est allé découper un carré dans le grillage qui les sépare de la fameuse usine. Une fois terminé, Tata l'a rejoint, et ils sont enfin prêts à lancer leur attaque sur la raffinerie. La tension est à son comble. Leurs cœurs battent la chamade. Ils ne disent pas un mot, ils sont prêts pour cet instant depuis bien longtemps. Lentement, Tata approche le briquet allumé du torchon, qui s'enflamme aussitôt. Toto propulse alors la bouteille à travers le trou du grillage, l'envoyant rouler tout droit vers l'entrepôt, leur cible.
La bouteille roule, roule, sa trajectoire suivant une droite miraculeusement droite, tellement qu'ils se demandent si tout ça est vraiment réel. Puis la bouteille tape contre le mur. La cible est atteinte. Ne reste plus qu'à la mèche d'allumer la bombe. Et tout pétera, dans un feu d'artifice de feu et de pétrole cramé, ce qui devrait ennuyer le voisinage à cause de la suie et des odeurs.
Le torchon s'arrête de brûler. Rien n'a explosé. C'est un échec. Toto et Tata se regardent, un peu déçus.
- Eh ben oui, si on a rien entendu quand je l'ai ouverte, c'est qu'elle était vide, la bouteille, dit Toto. T'as piqué une bouteille vide, pas étonnant que t'aies pu la choper aussi facilement.
- Oupsi ! fait Tata.
Ils rient de bon cœur devant cette bourde manifeste. Tant pis, ce sera pour une prochaine fois !
- Quand même, c'est dommage, fait Toto. C'est un outil génial, une bouteille de gaz, tu peux la faire péter, ou t'en servir de lance-flammes, ou alors asphyxier des gens avec...
- Mouais, fait Tata. Pour l'asphyxie, c'est pas top. Ça pue trop, les gens captent direct qu'on essaie de les attaquer. Nan, le mieux c'est du monoxyde ou alors des pesticides bien énervés comme du zyklon B.
- Qu'est-ce qu'ils étaient forts, les nazis... fait Toto.
- Tais-toi abruti ! le réprimande Tata d'une tape sur la tête. Je t'ai déjà dis de jamais glorifier les nazis ! C'est la pire engeance d'humanité qui a jamais vu le jour !
- Mais, Tata, se plaint Toto, je croyais que c'était les capitalistes, cette fameuse pire engeance !
Tata se tait. Puis éclate de rire.
- Sacré Toto ! T'es pas si con quand tu t'y mets !
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