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Aujourd'hui c'est mercredi, y a du steak et des frites à la cantine. C'est cool pour tout le monde, sauf toi, parce que toi, tu ne vas pas toucher à ça. Pas question que tu prennes un seul gramme avant la compétition de ce week-end ; tu vas y arriver, il faut que tu y arrives. Tu ne veux pas de cette assiette et pourtant tu as accepté de la prendre. Pas pour manger, mais pour la fixer pendant que tu redresses ta position et que tu cherches la voûte céleste avec le sommet de ton crâne. Tu mates le bout de viande, et les allumettes à l'huile, pour imaginer tous les dégâts de ce menu sur ton corps, dedans et dehors. Tu observes jusqu'à t'en dégouter, seule à ta table, sous les regards interloqués de tes camarades qui rient de toi, et se demandent pourquoi tu fais ça. Ils ne peuvent pas comprendre. Ils ne savent pas ce que c'est que de se fixer un objectif, et s'y tenir quoi qu'il arrive.
Le deuxième service de la cantine est terminé, précédant les annonces pour quitter les lieux. Tu te lèves, comme à ton habitude, pour aller déposer le plateau dans les racks prévus à cet effet. Derrière l'immense grille métallique, la dame de la cantine qui regarde venir à elle ce gaspillage de nourriture. Tu la quittes sous son œil inquisiteur, le ventre vide et un début de migraine, mais le cœur plein et fier, satisfaite d'avoir tenu bon et de ne pas avoir cédé à ce plaisir coupable. Dehors, tu te cales contre un mur de ton lycée et tu reconsidères l'espace de ta cour de récréation pour le calquer sur la surface du gymnase où tu vas tournoyer avec tes bâtons. Tes doigts pianotent la pierre et le son que tu as choisi pour accompagner tes mouvements infuse dans ta tête, « Raise Your Glass » de Pink, et tu te vois entamer ta chorégraphie. Cintrée, maquillée, griffée de ta plus belle mode, ton sourire mitraillette de sortie, tu dégaines tes enchaînements, moulinant des poignets jusqu'à tes poses, statue de chair imperturbable. Tu ne distingues plus ces fantômes qui peuplent ta cour, ces gens pour qui tu préfères rester cette fille bizarre, égarée dans son monde, fringuée à l'arrache, toujours avec ses écouteurs ou un bouquin d'on ne sait qui entre ses mains sans bijoux. Tu n'as pas d'amis. Et de toute façon, si tu en avais, tu ne leur parlerais que de twirling alors ça ne sert à rien, tu passes ton tour et retournes à ce que tu sais ou veux faire.
Tu pestes en silence contre tous ces temps à l'école où tu pourrais t'entraîner et où tu ne peux que penser tes répétitions. Il n'y a pas d'endroit dans ton bahut où tu pourrais t'exercer pour être tranquille. Tu avais tenté le coup l'année passée. Tu avais enfilé ton costume, et ramené tes bâtons sans prévenir qui que ce soit pour bosser ton numéro. Un groupe de gars a fini par débouler dans le gymnase où tu répétais pour jouer au foot. D'abord, ils ont fait semblant de s'intéresser à la tornade qui allait et venait devant eux. Et puis les remarques ont fusé sur ta tenue, tes formes, tes loupés lorsque tu lançais tes bâtons sans parvenir à les rattraper. L'un s'est amusé à t'en piquer un et à réclamer un baiser pour te le rendre. Et à côté de ça les questions qu'on te martèle : « T'es sado ? T'aimes te branler avec tes bâtons ? Tu te maquilles toujours comme une pute quand tu fais ta majorette ? Tu te prends pour une Américaine ? ». Ça et d'autres conneries que tu veux oublier, mais qui reviennent s'échouer dans ta tête lorsque tu ne vas pas bien. Lorsque tout te fait chier. Et puis, il y a ce jour du dernier jour, celui où tu as décidé d'arrêter de répéter au lycée. Cette fois-là, les mecs ne se sont pas contentés de te lécher des yeux. L'un d'eux t'a attrapée par les fesses pour te caler contre lui tout en débitant ce qu'il voulait te faire. Malgré tes non, dans ta voix, tes mots, ton corps, tes non qui transpiraient de partout, ce refus que tu hurlais et dont l'écho se perdait sur les gradins vides. Il insistait, te tripotant avec une violente gourmandise tout en répétant que le fait que tu sois là, dans le gymnase à cette heure-là, à faire ce que tu faisais, accoutrée comme tu l'étais, ce n'était pas pour rien. Tu voulais ça, tu n'avais envie que de ça, parce que t'es qu'une fille comme ça. Ne sachant plus quoi faire pour te tirer de ce guêpier, t'as mordu sa joue. Il t'a lâché avant de t'insulter et toi tu t'es enfuie, rageuse de larmes, ivre de colère parce que personne n'a le droit de te prendre ton temps, ce temps où tu t'entraînes, parce que tu ne demandes rien à personne, tu n'emmerdes personne, tu veux juste pratiquer et progresser. C'est toute ta vie, et tu n'as rien d'autre que ça.
Cette histoire, tu n'en as parlé à personne.
Tu errais sur les réseaux sociaux lorsque tu as découvert le twirling pour la première fois. Et ça t'a parlé. Toi aussi tu voulais être de celles capables d'être des tourbillons, à faire voltiger leurs bâtons, calées au millième de seconde près sur la musique. Cette rigueur et cette discipline te plaisaient. Lassée de ces après-midis à zoner sur ton portable ou bitcher avec des pseudos copines qui ne te comprennent pas. Et puis surtout ton corps. Ses possibilités, ses besoins, ses nécessités, ton corps qui réclamait cet engagement. Il voulait que tu le malmènes, que tu le pousses dans ses retranchements pour parvenir à tes fins acrobatiques. Bientôt, pas encore, tu feras le grand écart, et tu regarderas celle que tu étais pour mieux lui signifier que tu aimes celle que tu es devenue. Qu'il n'y avait pas d'autres alternatives. Que c'est comme ça, que tu es ce que tu es. Même si tu es seule la plupart du temps, même si parfois il te prend ses envies de vouloir exprimer ce que tu ressens à qui voudrait bien t'écouter. À ton âge, combien sont vaincus par leurs propres incertitudes, par ces sentiments de n'être rien dans un monde qui va trop vite, qui bouge trop vite, où rien n'a plus le temps de rien ? Le twirling est ta voie. Ce n'est pas simplement un sport, pas plus qu'une activité pour sortir de chez toi, ce que ta mère est incapable de comprendre lorsqu'elle te prend en flagrant délit des gifles que tu te flanques pour ces mouvements ratés qu'hier encore, tu maîtrisais avec élégance. C'est ta définition de ton existence.
Pendant les cours, la bougeotte s'empare de tes mains et tu bats la mesure. Tu songes à ces moments risqués de ton numéro, ceux pour lesquels tu penses encore ne pas être suffisamment préparée. Tu écoutes ton professeur tout en observant ses gesticulations. Tu le songes soudainement en costume, prêt à se mouvoir pour une chorégraphie de twirling. Cette échappée convoque un rire que tu ne parviens pas à étouffer et qui agace ta victime qui s'ignore. Il s'insurge alors, réclamant ce qu'il y a de si comique pour que tu ne puisses t'empêcher de déranger son cours. Le ton monte, ton insolence aussi, jusqu'à ton exclusion du cours. Ce n'est pas plus mal puisque tu ne veux pas rester dans cette classe, assise, assignée à cette place, empêtrée dans cette immobilité qui te révolte. C'est ce qui est arrivé à ta mère. Elle n'a rien fait, rien vu, ou pire, fait semblant de ne pas voir et c'est pour ça que maintenant elle se morfond et menace parfois d'aller se planter avec sa voiture dans un mur, lorsqu'elle t'emmène aux entraînements.
Tu ne finiras pas comme elle. Tu veux bouger et virevolter, tourbillonner, t'élancer, c'est comme ça que tu respires vraiment. Tes écouteurs sur les oreilles, tu relèves tes lunettes invisibles et quittes ce bahut qui n'a rien à t'apprendre d'autre que le fait que tu n'es pas la bienvenue. Tu vas rentrer chez toi et investir la cour de ton immeuble, qu'il pleuve ou qu'il vente, tu vas répéter encore et encore. Jusqu'à ce qu'il ne reste que ça.
Toi.
Une tornade.
Le deuxième service de la cantine est terminé, précédant les annonces pour quitter les lieux. Tu te lèves, comme à ton habitude, pour aller déposer le plateau dans les racks prévus à cet effet. Derrière l'immense grille métallique, la dame de la cantine qui regarde venir à elle ce gaspillage de nourriture. Tu la quittes sous son œil inquisiteur, le ventre vide et un début de migraine, mais le cœur plein et fier, satisfaite d'avoir tenu bon et de ne pas avoir cédé à ce plaisir coupable. Dehors, tu te cales contre un mur de ton lycée et tu reconsidères l'espace de ta cour de récréation pour le calquer sur la surface du gymnase où tu vas tournoyer avec tes bâtons. Tes doigts pianotent la pierre et le son que tu as choisi pour accompagner tes mouvements infuse dans ta tête, « Raise Your Glass » de Pink, et tu te vois entamer ta chorégraphie. Cintrée, maquillée, griffée de ta plus belle mode, ton sourire mitraillette de sortie, tu dégaines tes enchaînements, moulinant des poignets jusqu'à tes poses, statue de chair imperturbable. Tu ne distingues plus ces fantômes qui peuplent ta cour, ces gens pour qui tu préfères rester cette fille bizarre, égarée dans son monde, fringuée à l'arrache, toujours avec ses écouteurs ou un bouquin d'on ne sait qui entre ses mains sans bijoux. Tu n'as pas d'amis. Et de toute façon, si tu en avais, tu ne leur parlerais que de twirling alors ça ne sert à rien, tu passes ton tour et retournes à ce que tu sais ou veux faire.
Tu pestes en silence contre tous ces temps à l'école où tu pourrais t'entraîner et où tu ne peux que penser tes répétitions. Il n'y a pas d'endroit dans ton bahut où tu pourrais t'exercer pour être tranquille. Tu avais tenté le coup l'année passée. Tu avais enfilé ton costume, et ramené tes bâtons sans prévenir qui que ce soit pour bosser ton numéro. Un groupe de gars a fini par débouler dans le gymnase où tu répétais pour jouer au foot. D'abord, ils ont fait semblant de s'intéresser à la tornade qui allait et venait devant eux. Et puis les remarques ont fusé sur ta tenue, tes formes, tes loupés lorsque tu lançais tes bâtons sans parvenir à les rattraper. L'un s'est amusé à t'en piquer un et à réclamer un baiser pour te le rendre. Et à côté de ça les questions qu'on te martèle : « T'es sado ? T'aimes te branler avec tes bâtons ? Tu te maquilles toujours comme une pute quand tu fais ta majorette ? Tu te prends pour une Américaine ? ». Ça et d'autres conneries que tu veux oublier, mais qui reviennent s'échouer dans ta tête lorsque tu ne vas pas bien. Lorsque tout te fait chier. Et puis, il y a ce jour du dernier jour, celui où tu as décidé d'arrêter de répéter au lycée. Cette fois-là, les mecs ne se sont pas contentés de te lécher des yeux. L'un d'eux t'a attrapée par les fesses pour te caler contre lui tout en débitant ce qu'il voulait te faire. Malgré tes non, dans ta voix, tes mots, ton corps, tes non qui transpiraient de partout, ce refus que tu hurlais et dont l'écho se perdait sur les gradins vides. Il insistait, te tripotant avec une violente gourmandise tout en répétant que le fait que tu sois là, dans le gymnase à cette heure-là, à faire ce que tu faisais, accoutrée comme tu l'étais, ce n'était pas pour rien. Tu voulais ça, tu n'avais envie que de ça, parce que t'es qu'une fille comme ça. Ne sachant plus quoi faire pour te tirer de ce guêpier, t'as mordu sa joue. Il t'a lâché avant de t'insulter et toi tu t'es enfuie, rageuse de larmes, ivre de colère parce que personne n'a le droit de te prendre ton temps, ce temps où tu t'entraînes, parce que tu ne demandes rien à personne, tu n'emmerdes personne, tu veux juste pratiquer et progresser. C'est toute ta vie, et tu n'as rien d'autre que ça.
Cette histoire, tu n'en as parlé à personne.
Tu errais sur les réseaux sociaux lorsque tu as découvert le twirling pour la première fois. Et ça t'a parlé. Toi aussi tu voulais être de celles capables d'être des tourbillons, à faire voltiger leurs bâtons, calées au millième de seconde près sur la musique. Cette rigueur et cette discipline te plaisaient. Lassée de ces après-midis à zoner sur ton portable ou bitcher avec des pseudos copines qui ne te comprennent pas. Et puis surtout ton corps. Ses possibilités, ses besoins, ses nécessités, ton corps qui réclamait cet engagement. Il voulait que tu le malmènes, que tu le pousses dans ses retranchements pour parvenir à tes fins acrobatiques. Bientôt, pas encore, tu feras le grand écart, et tu regarderas celle que tu étais pour mieux lui signifier que tu aimes celle que tu es devenue. Qu'il n'y avait pas d'autres alternatives. Que c'est comme ça, que tu es ce que tu es. Même si tu es seule la plupart du temps, même si parfois il te prend ses envies de vouloir exprimer ce que tu ressens à qui voudrait bien t'écouter. À ton âge, combien sont vaincus par leurs propres incertitudes, par ces sentiments de n'être rien dans un monde qui va trop vite, qui bouge trop vite, où rien n'a plus le temps de rien ? Le twirling est ta voie. Ce n'est pas simplement un sport, pas plus qu'une activité pour sortir de chez toi, ce que ta mère est incapable de comprendre lorsqu'elle te prend en flagrant délit des gifles que tu te flanques pour ces mouvements ratés qu'hier encore, tu maîtrisais avec élégance. C'est ta définition de ton existence.
Pendant les cours, la bougeotte s'empare de tes mains et tu bats la mesure. Tu songes à ces moments risqués de ton numéro, ceux pour lesquels tu penses encore ne pas être suffisamment préparée. Tu écoutes ton professeur tout en observant ses gesticulations. Tu le songes soudainement en costume, prêt à se mouvoir pour une chorégraphie de twirling. Cette échappée convoque un rire que tu ne parviens pas à étouffer et qui agace ta victime qui s'ignore. Il s'insurge alors, réclamant ce qu'il y a de si comique pour que tu ne puisses t'empêcher de déranger son cours. Le ton monte, ton insolence aussi, jusqu'à ton exclusion du cours. Ce n'est pas plus mal puisque tu ne veux pas rester dans cette classe, assise, assignée à cette place, empêtrée dans cette immobilité qui te révolte. C'est ce qui est arrivé à ta mère. Elle n'a rien fait, rien vu, ou pire, fait semblant de ne pas voir et c'est pour ça que maintenant elle se morfond et menace parfois d'aller se planter avec sa voiture dans un mur, lorsqu'elle t'emmène aux entraînements.
Tu ne finiras pas comme elle. Tu veux bouger et virevolter, tourbillonner, t'élancer, c'est comme ça que tu respires vraiment. Tes écouteurs sur les oreilles, tu relèves tes lunettes invisibles et quittes ce bahut qui n'a rien à t'apprendre d'autre que le fait que tu n'es pas la bienvenue. Tu vas rentrer chez toi et investir la cour de ton immeuble, qu'il pleuve ou qu'il vente, tu vas répéter encore et encore. Jusqu'à ce qu'il ne reste que ça.
Toi.
Une tornade.
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Pourquoi on a aimé ?
"Toi, tornade", c'est un texte très riche qui fait le portrait, avec émotion et dureté, d'une jeune gymnaste à la volonté de fer. Engagement
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Pourquoi on a aimé ?
"Toi, tornade", c'est un texte très riche qui fait le portrait, avec émotion et dureté, d'une jeune gymnaste à la volonté de fer. Engagement