Toi, si tu lis mes mots

« Toi, si tu lis mes mots, cela signifie certainement que je ne suis plus de ce monde. Pourquoi ? Je n'en ai aucune idée. Je ne sais pas ce qui me pousse à le faire, mais je vais le faire. J'étais seule, et c'est ce dont je me souviens. Je n'ai jamais osé demander de l'aide. Personne n'est venu me voir, me parler, m'écouter. Je comptais sur moi, rien que sur moi, et c'est justement ce que je me reproche aujourd'hui. En même temps, je n'avais personne d'autre sur qui compter. Je savais que je n'étais pas à ma place. Je ne l'ai jamais trouvée, et je n'en aurai plus jamais l'occasion. Ma vie a été très compliquée, et pour que tu le comprennes, je vais te raconter mon histoire. Ma vraie histoire.
 
J'ai 13 ans et je m'appelle Sorairo. Ça veut dire « bleu ciel » en japonais. C'est ma mère qui me l'a choisi, car j'ai les yeux bleus et qu'elle avait des origines japonaises. Dans le fond, il n'était pas trop mal. 

Mes parents étaient géniaux : Je les adorais, et c'étaient les seuls qui m'aidaient, qui m'aimaient. Leur mort était la dernière chose que j'aurais voulue. Mais le malheur est arrivé. L'un des deux êtres qui m'étaient les plus chers est décédé lors d'un accident de voiture, quand j'avais 9 ans. Ma mère. Je ne l'avais pas connue assez longtemps pour lui parler de mes camarades de classe qui me harcelaient depuis des années à cause de mes origines. Après sa mort, ces idiots disaient que j'étais une « anomalie » et que j'allais leur causer des problèmes, car à l'époque, j'étais la seule orpheline de toute mon école. Mon père était la seule personne qui me comprenait, mais je ne le voyais presque jamais à cause de son travail.

Je n'avais pas d'ami, et je n'en voulais pas. Tout le monde se moquait de moi, de ma timidité, et évidemment de mon statut d'orpheline. De toute façon, je ne finirai pas mes études, car au moment où je t'écris cette lettre, ma dernière trace sur cette Terre, je sèche les cours. Je n'ai plus envie d'y aller, plus envie de revoir tout ces gens qui m'ignorent, me rabaissent depuis des années, plus envie de me faire traiter « d'orpheline », plus envie de travailler, je n'ai plus envie de rien.

 Si je le considérais comme un être humain, ce serait Koneko mon seul et véritable ami. Koneko, c'est un jeune chaton noir aux yeux bleus. Il ne m'appartient pas mais on se ressemble beaucoup lui et moi, et c'est sans doute l'un des seuls êtres sur cette Terre qui me comprend. Je suppose qu'il est lui aussi orphelin, car je ne le vois jamais avec personne, que ce soit avec des chats ou des humains. C'est moi qui lui ai choisi son nom, car je trouvais qu'il lui allait bien. Parfois, je lui parle dans la rue ou dans le parc, devant tout le monde. Je sais très bien que les gens se moquaient de moi dans mon dos, ils disaient que j'étais devenue folle à cause de la mort de ma mère, mais je me fiche bien de ce que les autres pensent de moi. Tout ce que je voulais, c'était protéger Koneko, que je considérais comme un véritable membre de ma famille. Je savais qu'il se sentait seul, lui aussi. Je voulais lui montrer que l'on pouvait vivre, même avec peu de personnes sur qui compter. Je voulais partager avec lui un peu de mon expérience en tant qu'anomalie, en tant qu'orpheline, et en tant que solitaire. Évidemment, en tant que seul et unique ami, je lui devais bien ça. Je suis sûre que ça l'a beaucoup aidé !

Si je devais choisir la plus stupide entre tous les imbéciles du collège, ça serait Lola, la plus crâneuse et la plus peste de toute les ados, alors imaginez un peu ma vie avec cette idiote tout les jours. Elle m'insulte quand je la croise dans les couloirs, dans les escaliers, dans les salles de cours... Partout. Et je ne sais pas vraiment si les profs s'en rendent compte, car elle cache bien son jeu. Je vis chaque jour, depuis plus de 5 ans, avec elle, sa voix et ses mots blessants, qui résonnent dans ma tête. Ce qui me blesse encore plus, ce sont les autres, qui restent là, à nous observer, parfois à rire. Écouter sans intervenir. Un soir, à la sortie du collège, elle et ses copines m'ont surprise en train de nourrir Koneko. Elles m'ont demandé comment il s'appelait et s'il était à moi. Lola l'a ensuite pris dans ses bras, l'a caressé, puis l'a violemment jeté à terre, l'air dégoûté. « Il est plein de puces, comme toi, sale orpheline ! ». Koneko, terrorisé, s'est enfuit, laissant sur le sol une trace pourpre. Je reculais. Lola a ordonné à ses copines de me tenir. « Tu aurais pu me dire qu'il était plein de puces ! En plus, il sent mauvais ! » Elle s'est approchée et m'a sauvagement frappée au visage. Jamais on ne m'avait frappée avant. J'avais mal. J'avais peur. « Vas-y, pleure ! Pleure, sale tarée ! » Plus elle me frappait, plus les autres ricanaient. Au bout d'un moment, elles ont fini par me laisser. J'ai longtemps attendu Koneko, mais rien. Je l'ai cherché, en vain. Il est peut-être perdu. Peut-être mort. C'est de ma faute.

Voilà. Maintenant que tu connais mon histoire, j'espère que tu comprends mieux mon choix.

Sorairo. »
 
 
Je relis ma lettre. Je pose mon crayon. Je suis prête. Non, j'entends un bruit... Je crois qu'on frappe à la porte. Je prends ma lettre pour que personne ne la voit. Rien ne se passe. J'entends un grincement... Je regarde par la fenêtre, et je le vois. Mon petit chat. C'est Koneko ! Je lui ouvre, le prends dans mes bras, et lui dis :

-Tu es vivant, Koneko ! Tu m'as retrouvée !

Koneko se frotte sur ma joue pour sécher mes larmes. Je repère alors l'entaille sur son front. Je le pose sur mes genoux, le caresse, puis me tourne vers ma lettre. Je la lis, et lentement, je la chiffonne en y mettant toute la colère accumulée en moi depuis des années. 
 

Il est tard, l'heure où mon père rentre de son travail. Je vais l'attendre et je vais lui raconter. Lui expliquer. Lui demander d'emmener Koneko chez le vétérinaire. Lui demander de m'aider.

Et pour la première fois, je me promets de vivre. Vivre avec ceux que j'aime. Vivre dans le bonheur.
Vivre.
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