Tjukurrpa

Peter est assis dans la tribune officielle américaine. La délégation australienne l'ignorait toujours. Son excommunication de la communauté sportive, 32 ans plus tôt, restait totale. Pourtant, les performances passées de l'athlète qu'il avait été, les qualités de l'homme avaient construit un modèle. Peter Norman habitait encore les souvenirs. Beaucoup de jeunes sportifs s'en réclamaient. C'est à la faveur de l'un de ses admirateurs, un sprinter américain, qu'il devait sa présence ici, aux côtés des officiels.
Les poings noirs gantés, brandis avec colère et résolution par Carlos et Smith, le badge de l'Olympic Project for Human Right épinglé sur la poitrine de Peter, inscrivirent les chapitres d'une mythologie moderne. L'Olympe bannissait cependant ses héros. Comment oublier l'affront de 1968 à Mexico?
Peter regarde la piste et les observe toutes. Chacune est en place pour la finale du 400 mètres.
Il se concentre sur Cathy. Un coup de théâtre survenu quelques jours avant a changé la donne. L'adversaire la plus à craindre pour Cathy, Marie-José Perec, a craqué. Sa fuite agrémente la presse sportive de cette pincée de scandale propre aux revues de salle d'attente. Cathy secoue ses jambes, ses bras au rythme de ses inspirations et expirations. La cohérence cardiaque s'installe. Moulée, de la tête aux pieds, dans sa combinaison blanche et verte, elle s'isole comme le ferait le chevalier dans son armure, avant son fatal combat.
La clameur du Stadium Australia, qui transpire de la moiteur des 110 000 spectateurs, vrombit, gronde. On scande son prénom dans une frénésie populaire.
Cathy balance sa tête, de droite à gauche. Sa bouche s'assèche. Elle réajuste sa tenue, couvre ses oreilles.
Le sang frappe ses tempes et son cœur, sa poitrine. Tout à coup, le silence se fait, solennel. Seuls les déclencheurs des appareils photo crépitent comme des milliers de brindilles que l'on casse.
Les encouragements donnés par Peter, la veille, au téléphone, lui reviennent dans une fulgurance en même temps que la détonation du départ.
«Ils t'ont choisi TOI. TOI, pour allumer la flamme. TOI, l'aborigène! La noire! Tu es leur symbole! Leur caution politique. La reconnaissance de ton histoire, la réconciliation avec tout un peuple, ce sera ça TA victoire! Tu t'es construite dans un monde blanc, pour les blancs et tu vas gagner pour ouvrir une nouvelle ère!
Cette flamme que tu as allumée, c'est le cœur des aborigènes! C'est ton cœur!
Si tu ne gagnes pas, le symbole sera englouti, oublié. Comme toi, je me suis battu. J'en ai payé le prix. La victoire est là! Demain, tu auras l'or autour du cou.»

10 secondes au chrono...
La clameur l'assourdit. Elle accorde le balancement de ses bras, allège le poids de ses jambes. Les pointes de ses chaussures griffent la piste. L'impulsion est donnée.

20 secondes...
Elle n'entend plus rien. Tout est en tension et relâché à la fois. Dans l'amplitude de chaque mouvement, elle absorbe le temps, l'espace. Son corps devient mille corps. Elle ne court plus seule. Ils sont tous là. Son sang coule dans mille veines, celles d'un peuple sacrifié. Elle s'unit aux esprits ancestraux, aux forces du pays au sable rouge et brûlant que jamais la pluie ne bénit. Elle s'unit à sa grand-mère encore enfant, enlevée à sa famille. Elle hait ces gouvernements australiens qui des siècles durant, ont tout anéanti. Elle pleure la douleur toutes ces «générations volées», des femmes violées, des hommes humiliés. Elle pleure les terres sacrées outragées et spoliées. La rage infuse en elle.

40 secondes...
Tjukurrpa... Cathy foule sa terre australe, le pays des origines aux territoires et communautés ensanglantés, anémiés. Elle parle pour elle. Elle court pour elle. Pour la fierté aborigène. Elle y met toute sa vie. Elle est la femme invaincue. Elle sera bientôt la femme victorieuse.

45 secondes...
Cathy accélère encore. La jamaïcaine, Lorraine Graham est dépassée.

49 secondes...
Cathy va franchir la ligne, son corps tendu, cou en avant. Elle ne voit plus rien, s'effondre sans souffle. Elle dégage sa tête de la combinaison, en abaisse la fermeture. Elle passe sa langue sur ses lèvres asséchées, exsangues. Un vent sec s'engouffre dans ses cheveux.
Elle est abasourdie par l'acclamation tonitruante du stade, vibrante comme le son des didgeridoos. Elle reste comme en apnée, n' y croit pas encore totalement. Elle l'a fait. Elle jette un coup d'œil vers la tribune américaine. Elle l'aperçoit debout, bras levés. «Peter, je suis la reine de Sydney ce soir!».
Le rêve n'est pas seulement pour elle, il est pour tout le monde. Pour ceux du stade qui crient son nom, pour ceux que l'on a dépouillé de leur dignité d'être humain.
Alors, elle ôte ses chaussures, se relève et avec un immense sourire, libérée de sa sidération, elle entame le tour du stade.
Des bras l'arrachent à la piste, l'étreignent. Elle embrasse des visages noyés de larmes. La joie est partout. Et l'espoir aussi.
Elle saisit un drapeau australien, puis quelques mètres plus loin, attrape, comme elle l'avait fait des années plus tôt, avec insoumission au protocole, le drapeau aborigène.
C'est ainsi que ces bannières devraient se conjuguer, sans lutte.
Elle se battrait pour cela. Ce 25 septembre 2000, elle se fait une promesse inaliénable: moi, Cathy Freeman, médaillée d'or, je ne lâcherai rien de ma détermination. Loin des pistes d'athlétisme, je lutterai pour les droits humains de toutes les minorités négligées de mon pays et cette course là, je ne l'abandonnerai jamais !
Assurément, un jour, un homme, une femme, un gouvernement s'excuserait de tout le mal enduré, de l'inacceptable «atteinte à la dignité et l'humiliation infligées à un peuple fier de lui-même et de sa culture, aux pères, aux mères, frères, sœurs pour avoir été séparés de leurs familles.» (1)
Oui, viendrait le temps du pardon.

(1) Extrait du discours de Kevin Rudd, premier ministre australien, le 13 février 2008.