Thérapie

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux, mais ce dont je suis sûre c’est que je suis toute seule. Je n’ai vraiment jamais eu de compagnie en tant que telle, pas de compagnie familiale ou amicale encore moins amoureuse, je n’y pense même pas. Aucune compagnie qui pourrait donner un peu de couleur à cette vie qui semble peu à peu perdre de « vie ». Mes parents qui ont toujours été absents et qui m’ont appris dès mon plus bas âge à me débrouiller toute seule. Je connais ce que c’est que de vivre seule, je n’ai pas peur de rester seule, je sais prendre soin de moi.

J’ai très souvent observé ce défilé hebdomadaire de mes parents, qui ne déposent presque plus leur masque sérieux. Je m’amuse souvent, en les regardant, à dire que leur rigueur est semblable à un démon qui peu à peu s’installe en eux et dont l’intégration n’allait pas tarder. Je suis prête à parier qu’ils ne savent plus ce que c’est que se détendre. Je les regarde tel un film sans bruit mis sur avance rapide, monter avec leurs valises et descendre avec celles-ci contenant certainement de nouveaux assortiments de vêtements sombres, on croirait des tenues d’internat. Et puis ils m’adressent toujours ce même récit assourdissant qui à la longue pourrait pousser à la dépression. « J’espère que ta semaine a été bonne, nous devons nous en aller. Nous t’avons déposé de l’argent et Julia viendra déposer les courses demain »... je ne sais plus depuis quand je l’entends déjà ce récit.

Je ne reçois pas vraiment d’attention de mes parents. Même quand je suis devenue une femme, c’est Julia qui s’est chargé de me montrer comment faire avec ses mots incompréhensibles, mais heureusement que j’ai pu en apprendre un peu plus sur le sujet grâce au net. Julia est une femme d’origine hispanique qui travaille à la maison, elle fait le ménage, le linge, à manger et les courses. En fait elle fait ce qu’une mère devrait faire. Elle travaille en matinée et de ce fait on ne se croise pas beaucoup parce qu’à ces heures-là je suis en cours mais quand on a l’occasion de se croiser, elle m’adresse toujours des sourires très attendrissants et maternels lorsqu’elle vient me dire au revoir vu que je ne peux pas converser avec elle parce que je ne parle pas sa langue. De mes parents, ce ne sont que des discours dénués d’attention que je reçois, telle une secrétaire. « Nous avons reçu ton bulletin, cela ne nous enchante pas, fais mieux. » « Nous ne reviendrons pas ce week-end mais tu recevras ton argent de poche » comme si c’est de ça dont j’avais réellement besoin. Je me pose souvent la question de savoir s’ils étaient obligés de faire un enfant. Ils auraient mieux fait d’assigner Julia à notre domicile, au moins elle aurait été d’une meilleure compagnie et aurait fait un bon parent de substitution. Ils ne pensent pas décidément à ce dont j’ai réellement besoin et ce qui me ferait plaisir.

Je sors la tête de l’eau pour faire quelques longueurs. Honnêtement je ne comprends pas pourquoi avoir aménagé dans une maison plus grande si ce n’était que pour que je sois la seule occupante en fin de compte. Une maison doit certainement être habitée de fou-rires, de disputes, de claquements de porte, de regret’ de réconciliation et d’amour mais visiblement cette maison en entrain de ternir petit à petit pour avoir la même couleur grisonnante que moi. Personnellement une pièce de 20m² aurait été meilleure pour abriter mon imagination qui a l’air de se perdre dans cette immense demeure. Cette maison serait capable d’accueillir toute une équipe entière de football américain de façon à ce qu’un joueur n’arriverait pas à croiser un autre avant plusieurs heures. C’est sans doute un peu exagéré mais ce n’est pas tout à fait faux. D’un coup de pied, je guide mon corps jusqu’au centre de cette étendue d’eau et je laisse mon corps couler et je me mélange à ce liquide. Je me laisse aller...

Vu mon statut, plutôt celui de mes parents, on aurait pu croire que l’école aurait été un endroit de divertissement mais quand il s’agit d’un établissement qui ne reçoit en son sein que les enfants des élites de part et d’autre du pays, la rivalité des pouvoirs est au rendez-vous. D’ailleurs je n’ai aucun ami et je me sens bien ainsi. Mais je suis très souvent confrontée de manière brutale à Elle. Une jeune fille de l’établissement qui prend un malin plaisir à ridiculiser les autres. Ce qui lui plaît c’est d’envoyer mes affaires valser à chaque fois qu’on se croise et je n’ai toujours pas trouvé le courage de lui tenir tête, alors je m’incline bon nombre de fois devant son regard rempli de cruauté gratuite et je m’agenouille devant elle pour ramasser mes affaires et très souvent d’un coup de pied, elle envoie encore plus loin certaines affaires et s’en va ricanant, fière de sa supériorité.

Qu’est-ce qui peut bien clocher chez moi ? Pourquoi je dois endosser le rôle de la victimisée ? pourquoi je ne serais pas juste celle-là qui est effacée ? de toutes les façons je commence à m’habituer à ce rôle qui m’a été attribué, je finirai bien par m’en imprégner. Je fais décidément partie de ceux-là qui vont passer leur vie d’ado à se faire humilier. Ce n’est sans doute pas l’idéal de l’accepter mais il y a bien une chaîne des forts et faibles en milieu scolaire et je n’ai juste pas pioché le bon rôle.

Je m’accoude au bord de la piscine, l’eau se mêlant à ces larmes de tristesse et de haine qui dévalent mes joues. Je crois que c’en est de trop, j’étouffe, je pense que je n’en peux plus de cette vie. J’aperçois Julia qui passe les portes de la cuisine, elle est en avance sur le programme, elle croise mon regard qui implore sans doute un quelconque réconfort et là elle m’adresse ce sourire compatissant. Elle se doute bien de ma tristesse, du moins en partie celle de l’absence de mes parents. Ce sourire qu’elle m’offre me fait savoir que je suis comprise par une personne même si cette personne ne connait qu’une infime partie de mon déni.

Je décide de maintenir mon corps en apnée comme à l’accoutumée pour essayer d’oublier ce malaise pendant quelques minutes, minimes soient elles. Au moins là je sais que je serai plus apaisée contrairement à mes camarades qui sont des distributeurs gratuits de stress et d’humiliation. Je me calme peu à peu et laisse mon corps entrer en totale symbiose des mouvements de l’eau. Je ferme les yeux et laisse mon esprit transposer dans une autre dimension, je le laisse se balader et je le suis sans me plaindre.

Parfois je me laisser aller au néant, un immense trou noir qui m’engloutis laissant derrière moi ces erreurs d’éducation qu’accumulent mes parents, ces cruautés gratuites que je reçois de mes camarades, ce déséquilibre sentimental qui grandi et me fragilise de jour en jour, cette solitude qui deviendra à la longue ma seule amie. Ce néant que je matérialise déjà assez fréquemment aurait été pour certains le déni à l’état pur mais pour moi ce néant couplé à la sensation de flottement ou d’engloutissement de mon corps dans l’eau, est la meilleure thérapie qui ait réussi à m’apaiser dans les pires moments. Cette sensation aura su me donner un bref sourire, un sourire sincère.

Peut-être suis-je vraiment dans le noir car les évènements de ma vie ne sont pas si roses ou étincelants de gaieté, ou ai-je justement fermé les yeux pour savourer cette obscurité qui a su à chaque fois m’apaiser dans des moments d’angoisse. Ou simplement j’ai les yeux fermés pour mieux ressentir le néant dans lequel je suis plongée qui efface tout autour de moi et me plonge dans l’obscurité, tout cela matérialisé à travers mes paupières closes qui rendent cette sensation encore plus magnifique.

Mais là c’est avec un sourire d’apaisement que je sais que je suis seule...