Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
La peur a précipité mes souvenirs dans les méandres de l'oubli... le désespoir aussi. Je n'ose pas raconter d'où je viens. Pourtant je
rêve souvent, les yeux ouverts, le cœur au bord des larmes, d'arpenter à pas lents, la Rue
Saint-Honoré.
De bifurquer par la rue de la Réunion, que mes souvenirs connaissent par cœur, de remonter la rue Joseph Janvier, les narines pleines d'histoire, et de repasser, émue, par Oswald Durand, vers le temple d'Esculape, la Faculté de Médecine et de Pharmacie, mon temple d'initiation, ma maison.
C'est mon rêve le plus intime.
Et j'ai envie de le crier, de le chanter même, avec cette voix de tôle rouillée que m'ont laissée
les larmes retenues trop longtemps.
Je veux qu'on sache.
Je veux qu'on sente.
Notre fuite précipitée de l'Hôpital Général, notre hôpital, notre quotidien, m'a laissée béante.
Un goût d'inachevé dans la bouche.
Un vide dans la poitrine.
Ce 29 février, j'ai cru. De toutes mes forces.
J'ai cru que j'y reviendrais.
J'ai cru que le cours de ma vie reprendrait, simple et droit.
Mais non.
Ce fut une colossale désillusion.
Un effondrement.
Une perte aussi immense qu'invisible, que seuls les cœurs enracinés dans cette terre peuvent
comprendre.
Depuis, la nuit, je vogue.
Je traverse en rêve ces rues qui ont vu défiler dix années de ma vie.
Dix ans d'espérance, de chutes, de triomphes muets, de jeunesse offerte à la médecine, à la vie, à l'amour aussi.
Vivre en territoire occupé, c'est un peu ça.
C'est continuer à respirer en apnée.
Et ce n'était pas seulement le 29 février.
J'avais traversé d'autres épreuves pour lesquelles j'avais été forte, courageuse. Je m'en étais
toujours sortie debout, digne, solide. Au milieu de toutes mes tempêtes, j'étais au bord du gouffre.
27 septembre 2023, il gambadait dans sa "maison rose", insouciant, joyeux, comme tout petit bout d'ange de 3 ans, lorsque mon fils vint m'appeler pour me montrer quelque chose... une colonne de fumée noire montait, menaçante, lentement dans le ciel. J'étais loin de me douter
qu'à quelques mètres de moi, des vies humaines s'éteignaient, que les cris de familles entières étaient étouffés par les flammes. Oui, des dizaines d'âmes se consumaient. Interdite, inquiète,
je me mis à me questionner sur l'origine de cette satanée fumée. Que se passait-il? Lorsque je
me résolus à sortir de la maison, les gens couraient partout, pieds nus, mains vides, visages
défaits, portant les traces de la surprise et de l'incrédulité.
Je devais partir. La terreur avait ce
goût rance, dégueulasse.
Immédiatement je fus à l'intérieur et je lançai à mon fils son petit sac passe-partout que j'avais
accroché dans ma chambre, comme une promesse. Il fallait partir. Fuir. Maintenant. La nuit
s'annonçait à peine et cette phrase restera à jamais gravée dans mon esprit: "Manman, où
est-ce qu'on va? Manman, il n'y a pas école la nuit". Comment j'allais lui expliquer que nous
étions envahis, que notre monde s'effondrait et que personne ne nous viendrait en aide?
C'est un peu ça vivre en territoire occupé. Un État failli, insouciant, inconscient. Nous nagions
en plein chaos. Le bruit des balles se rapprochait dangereusement. Ces types là, ces anges de
la mort armés jusqu'aux dents venaient. Mon petit homme voyait les voisins courir: Jacques et
sa fille Marina. Ti Wil et toute sa clique. Les époux Ledan aussi. Il sentait ma voix trembler et
voyait l'effroi dans mes yeux. Qu'est-ce que je devais lui dire?
Mon fils accroché à mon dos, je m'enfuyais. Je courais, bien plus pour sa vie que pour la
mienne.
Il s'est mis à pleuvoir des cordes. Glaciale, indifférente, la pluie. Elle avait un goût de solitude,
cette senteur qui me poussait à y joindre mes larmes. J'étais sur le point de tout perdre. J'avais
peur pour nos actes de naissance, j'avais peur pour ses petits livres d'école, et même pour les
quelques jouets qui se trouvaient dans le sac. Il mourait de peur mon pauvre enfant. Il ne voulait
pas rester sous la pluie, dans le noir qu'il craignait tant, dans cette rue qu'il ne connaissait pas.
Il ne pleurait pas. Il s'accrochait à moi, sa maman, la personne en qui il avait le plus confiance.
Mon fils se mit à tambouriner à la porte en la suppliant de venir ouvrir, lorsqu'il réalisa que nous
étions là, chez Monique. Je crois que dans sa petite tête d'enfant de 3 ans, il a adoré cette
dame, cette vieille amie de ma mère qui nous a ouvert et nous a accueillis avec amour. Au fond
de lui, je le sais, il lui sera éternellement reconnaissant. Ce soir-là, je n'ai pas fermé l'œil.
J'entendais clairement les balles, je me demandais ce qu'il adviendrait de ma maison, de ma
voiture en panne, de ma chambre, toute belle, de ma petite vie toute rangée que je laissais
derrière... je tenais fermement mon fils dans mes bras et j'espérais. Je voulais tellement que ce
groupe d'autodéfense repousse cette violence! La haine ne devait pas aller plus loin.
Dix jours durant, des cauchemars peuplèrent mes nuits. Je me demandais si j'avais bel et bien tout perdu. Je vivais dans un état second, mon esprit planant au-dessus de mon corps, comme ces zombies dont ma mère me contait les légendes. Il fallait que je sache. Ne pas savoir me consumait. Il me fallait mes souvenirs. Il fallait que je récupère cette médaille offerte par ma mère le jour de ma graduation à la fac. Il fallait que je récupère le nombril de mon fils, enveloppé dans une gaze propre, cachée dans une magnifique boîte de velours verte que je gardais si précieusement. Il fallait... il fallait que je vois, que je sente. Il fallait que je puisse témoigner.
Un après-midi, je suis partie de chez moi. Point? Non. Je voulais une suite à l'histoire.
Alors, sans plus y réfléchir, je pris le chemin du retour, 10 jours après ma fuite. Mon fils n'avait pas compris où j'allais. Il voulait venir. J'ai refusé. Moi non plus je ne comprenais pas. Mon instinct seul me guidait. Je suis passée par ce petit sentier que nous empruntions pour nous rendre à l'église tous les dimanches. Les murs de pierres étaient intacts, les arbres se balançaient comme pour saluer mon passage.
Pas âme qui vive.
À 500 mètres du carrefour de chez moi, une balle fusa. Je me couchai à plat ventre, la joue collée à la terre tiède. En un éclair, j'étais encerclée. Des dizaines d'hommes, armés, cagoulés, m'entourèrent. Il fallait que je dise ce que je venais chercher ici. Suis-je une espionne du gang rival? Est-ce que j'ai une arme? Qui suis-je?
Oui... Qui étais-je déjà? Médecin, mère de famille, une femme en quête de mémoire. Très peu pour eux! Je repensais avec horreur à mon fils que j'avais laissé sous la garde de Monique. J'avais la conviction que j'allais mourir ici. Que ce sol, ce bout de chemin que je connaissais par cœur, serait mon cimetière.
Mais comme par magie, une voix. Une silhouette. Il demanda à ses sbires de baisser leurs armes: "C'est ma voisine". Comme quoi moi, j'étais la voisine d'un terroriste? Lorsqu'il me tendit la main, je découvris qu'il s'agissait de mon mécanicien, qui vivait en face de chez moi. Celui qui réparait ma voiture en jurant à voix basse. Un fou rire me saisit. Un rire nerveux, psychotique.
"Tu as 10 minutes pour partir d'ici. Tu es dans une zone de guerre". Ordre bref. Il était calme. Stoïque. Je compris toute la portée de sa phrase. C'est chez moi que la guerre continue.
C'est un peu cela vivre en territoire occupé: apprendre à vivre sans lieu où revenir.
Dans le temple de mes souvenirs, des luttes intestines dévorent mon pays. Je marche encore sur les ruines de ce que j'étais. Ils ont effacé l'histoire.
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Carla-Medjjina Joseph
Un soir de Saint-Jean, en territoire occupé.