Tambours contre l'amnésie...

« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. »
C'est plus simple de dire ça. Surtout quand on vient d'un pays où la mémoire est une plaie qui ne cicatrise jamais. Ici, en Centrafrique, les souvenirs flottent dans l'air comme la poussière rouge qui se dépose sur nos paupières. Même le soleil semble se souvenir de trop de choses : des cris, du sang, des tambours étouffés. Les anciens disent qu'il faut connaître ses ancêtres pour marcher droit. Moi, je trébuche encore, avec dans la tête des éclats d'images éparses : une natte effilochée au seuil d'une case, le goût acidulé du tamarin qu'on suçait pour tromper la faim, le bruissement des pagnes colorés qu'on secoue avant la danse, la chanson que ma grand-mère murmurait au crépuscule, pendant que le feu faisait danser nos ombres sur la terre battue.
J'ai grandi dans un pays où la lumière est si crue qu'elle sculpte les visages comme un couteau. Où les rivières charrient la mémoire des peuples disparus, et où les arbres, même couchés par le vent, gardent en eux le chant du balafon. Un pays où chaque grain de sable peut contenir une histoire, un secret, un serment.
C'est ce que j'écris sur la première page de mon carnet, à l'encre noire, tremblante, au chevet de ma chambre d'étudiante.  
Pourtant, chaque battement de mon cœur me hurle le contraire: je viens d'une terre où le soleil cogne si fort qu'il dore les peaux et courbe les dos, d'un endroit où le tam-tam battait comme un deuxième cœur sous la peau, où même le vent semblait parler une langue ancienne. Mais tout cela, on me l'a appris.
Je m'appelle Grissa. Je suis Centrafricaine. Enfin... je crois. Mon identité est devenue un bol d'argile fendu qu'on essaye de recoller avec des mots.
Petite, ma grand-mère me parlait des femmes fières qui portaient des pagnes aux couleurs d'hibiscus et de soleil, des danses qui faisaient jaillir des nuages de poussière ocre, des chants qui racontaient la guerre et l'amour, l'exil et le retour. Elle me parlait de la rivière Oubangui, vaste et lente comme un serpent d'argent, et des pêcheurs qui, avant l'aube, jetaient leurs filets en priant pour amadouer l'eau et éviter la colère des esprits. Elle me parlait des anciens griots qui savaient lire l'avenir dans le vol des oiseaux ou dans la craquelure des carapaces de tortue. Du son grave du balafon qui vibrait jusqu'au ventre. Des femmes qui pilaient le manioc en cadence, leurs bras luisants de sueur, leurs voix tissant des mélodies anciennes. Du bois de santal qu'on brûlait pour purifier la cour, quand quelqu'un revenait de loin.
Elle racontait les petites lampes à pétrole dont la flamme vacille quand l'esprit d'un ancêtre s'approche. Les colliers de perles rouges ou blanches, que l'on attache autour de la taille des filles pour protéger leur pureté. Les secrets chuchotés au pied du fromager, cet arbre qu'on dit habité par les génies.
Mais la guerre est revenue, comme une saison de pluie interminable. Avant elle, la colonisation avait déjà volé nos langues et nos fiertés. L'esclavage avait dispersé notre sang sur d'autres rivages. Puis, l'école française a achevé le travail, avec ses livres muets sur nos héros, ses mots trop blancs pour nos histoires rouges, ses phrases bien lisses qui faisaient de nous des étrangers pour nous-mêmes.
Peu à peu, j'ai cessé de chanter. Je ne porte plus de pagne. Je ne pile plus les feuilles de manioc dans le vieux mortier. Je n'effrite plus le maïs sous mes doigts pour la sauce saka-saka. J'ai honte de mon accent quand je parle français. Et quand je ferme les yeux, je n'entends plus les tambours. J'entends un vide plus bruyant que tous les souvenirs.
Je suis venue à Bangui pour étudier le droit, croyant que la modernité avait une place pour moi. Mais je me suis trompée. Je marchais dans les rues rouges de poussière, entre les étals de bananes plantains, de tomates gorgées de soleil, de piments rouges flamboyants. Le sol craquait sous mes sandales. Les taxis déglingués toussotaient en passant. Des enfants riaient, jouant au foot avec une balle en plastique rafistolée. J'aimais cette ville sans oser lui appartenir. En moi, il n'y avait qu'un désert où le sable recouvre tout, même la mémoire.
Un soir, alors que la lune brillait comme une cicatrice blanche dans le ciel, je suis entrée dans la vieille bibliothèque universitaire. Là, j'ai trouvé un livre jauni sur l'esclavage en Oubangui-Chari. Les chaînes. Les cales obscures. Les marchés où des hommes et des femmes, à la peau sombre comme la mienne, étaient vendus au plus offrant. Les mots étaient secs, presque courtois. Mais moi, je sentais le goût du sel et du fer sur ma langue. J'entendais le claquement des fouets. Je voyais l'eau noire et sans fin.
Alors j'ai compris qu'il fallait écrire, pour que notre nom ne disparaisse pas des livres comme il a disparu des souvenirs de ceux qui nous ont dominés.
Au début, je ne savais pas quoi raconter. J'avais l'impression que ma mémoire était une calebasse vide. Mais peu à peu, les images sont revenues, comme des lucioles dans la nuit.
J'ai écrit le parfum poivré de la kola au marché, le piquant du piment rouge sur la langue, le jus glacé du bissap, couleur rubis. J'ai parlé des danses où les femmes tournent si vite que leurs pagnes forment des corolles multicolores. Du tintement des bracelets de cuivre aux chevilles. Des chants où vibrent encore les voix de ceux qui ont traversé la mer, pieds nus sur les planches mouillées des cales.
J'ai écrit la guerre aussi. Les fusils qui toussent la mort. Les familles serrées sur la route, tenant des sacs trop légers pour contenir une vie entière. Les cris, puis le silence. La pluie sur la tôle cabossée, mélangée aux larmes.
J'ai même écrit sur le blanc impitoyable des hôpitaux, sur la voix pressée des humanitaires, sur la modernité qui prétend nous sauver à condition que nous oublions qui nous sommes.
Mais moi, je ne veux plus avancer sans racines.
J'ai écrit la beauté. Parce qu'elle survit toujours. Dans le rire cristallin des femmes. Dans le pagne étendu sur la corde, battu par le vent. Dans le griot qui, la nuit venue, lève la main et dit : « Écoutez ! Voici ce que nous avons été. »
Un jour, j'ai lu mon texte devant la classe. Mon cœur battait si fort que je croyais qu'il allait éclater. Je pensais qu'on se moquerait. Mais il y a eu un silence plus profond que la honte.
Puis une fille a levé la main et a murmuré : Tu as mis des mots sur ce que je ressens.
Elle venait du Congo. Une autre du Cameroun. Une autre de Côté d'Ivoire, une autre du Burkina Faso, une autre du Sénégal, une autre d'Afrique du Sud, une autre encore de Madagascar. Nous avons compris que, même déracinées, nous avions des racines communes.
Alors nous avons formé un cercle. Nous avons partagé nos histoires. Nous avons chanté. Dansé. Une fille a refait la sauce d'arachide comme sa mère. Une autre a récité un poème en lingala, si beau que j'en ai eu des frissons. Une autre a chanté en Wolof. Nous avons ri. Nous avons pleuré. Et j'ai compris que je n'étais plus seule.
Aujourd'hui, je n'ai pas retrouvé tous mes souvenirs. Mon passé reste une fresque effacée par le vent. Mais j'ai compris que même si l'esclavage, la colonisation et la guerre ont tenté d'effacer notre histoire, ils n'ont pas réussi à éteindre ma voix.
Mon identité, je la reconstruis avec mes mots.
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié, disais-je. C'était faux.
« Même quand la poussière efface nos traces, les histoires demeurent sous la surface. Il suffit d'un mot, d'un battement de tambour ou d'un parfum de kola pour que tout revienne. Nous sommes faits de sable et de mémoire. »
Je viens d'une terre rouge comme le sang. D'un peuple debout malgré les chaînes. D'un futur où l'on réécrit nos légendes. D'une mémoire où la poussière et la lumière dansent ensemble. D'un chant qui ne s'éteint pas.
Je m'appelle Grissa. Je suis Centrafricaine. Et j'écris pour ne plus jamais oublier....
 
 
             
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