Consciente encore et si lucide elle sent que tout va s’arrêter.
Ses filles l’entourent tendrement. Odile la solide, l’aînée seconde maman de ses jeunes frères et sœurs. Bénédicte la cadette discrète, venue de Lyon. Sylvie, la fragile, son petit rat resté si longtemps à ses côtés. Elle les regarde une à une, là, perdue sous le drap blanc, toute petite, si petite, elle qui fut si grande. Le souffle court elle ne peut plus parler, elle qui fut si bavarde. Le cheveu rare et clairsemé, elle qui fut si coquette. Les mains tendues, décharnées, inutiles, elle qui fut si active...agrippant d’autres mains pour rester encore, ne pas partir, oh non, ne me laissez pas...Je veux rire encore avec vous, vivre avec vous, et boire, et fêter, raconter, pétiller encore les soirées de Noël et d’anniversaire ! Et rendre visite, à chacun d’entre vous, et admirer cette descendance dont je suis si fière...
Épuisée elle ferme les yeux...Si loin, si loin...Odile lui passe la chaîne en or autour du cou : « Tu vas retrouver Pierre ! » Pierre...L’alliance brille au creux de son maigre cou.
Pierre...Leur rencontre en Bourgogne, l’amitié des deux pères née dans les tranchées de 14-18. Pierre l’artiste un été les filme avec sa Bolex H16. Brune, sauvage et intrépide, bien sûr elle est l’héroïne de cette histoire de pirate...Derrière la caméra il en tombe amoureux.
Leur travail en Egypte, loin de leur premier-né confié à la garde de la grand-mère. 50 ans après les petites-filles s’indignent : comment, partir en laissant son bébé ? C’était une autre époque, on était élevé à la dure ma petite. Lune de miel parmi les hiéroglyphes, une fille naît de ce voyage : Odile aux yeux de Nefertiti, Odile qui lui caresse doucement la main.
Oh c’était hier...l’été 42 au château de Chambord, Odile et Michel se baignant dans la Loire, Pierre chargé de protéger la collection du Louvre. C’étaient encore les jours heureux malgré la guerre.
Le cœur ralentit. Non elles refusent la trachéotomie. Pourquoi la faire souffrir ?
Pierre souffre dans sa chambre à Autouillet, allongé depuis un an. Il faut tenir le coup et s’occuper des enfants. Papa est fatigué, chut, il dort. Un jour papa n’est plus là, comment l’expliquer à une Odile de sept ans ? En ces temps-là on ne soigne pas le cancer.
Résister, résister toujours, et relever la tête. Seule élever les cinq enfants. Les deux derniers ne se souviennent pas de leur père.
Remplacer Pierre à la maison André. Donner des cours du soir pour arrondir les fins de mois. Confier aux grandes la garde des petits. Et toujours dispenser une éducation sans faille. Les manteaux des aînés vont aux derniers. On n’achète rien, on récupère tout. On se débrouille, mais on y va, cœur vaillant, avec en permanence la dignité en étendard.
Où est-elle à présent ? Nous entend-elle encore ? Qui sait si elle perçoit nos caresses...Dans quel espace incertain s’est-elle diluée ? Peut-être flotte-t-elle déjà au-dessus de nos têtes...
Tourbillon de souvenirs. Si fière de les voir mariés tous les cinq. Les fils reprennent le flambeau du grand-père médecin, du père restaurateur d’objets d’art. Les filles font de beaux mariages. Sur les photos au bras de ses garçons, une veuve fidèle et rayonnante. On peut dire qu’elle a réussi, ça oui, elle y est arrivée, presque toute seule, presque sans aide, la vaillante.
Première petite-fille. 16 années d’émerveillement. Les ventres s’arrondissent sur tant de promesses. Chacun forge son caractère sous sous égide bienveillante, chacun puise sa force dans son admiration inconditionnelle. La vie est une course de haies, qu’elle leur apprend à franchir une à une sans se plaindre.
Jamais battue encore au fond des courts, en jupette blanche et cheveux gris sur des jambes toujours agiles. Les 16 affrontent son service bien ajusté, ses tirs secs, nerveux, précis...et ses colères aussi, car à 70 ans, la vie qu’elle a menée ne lui accorde pas le droit de perdre. Et tiens ! Vois ce coup droit, les revers de la vie n’ont qu’à bien se tenir.
Regarde, elle a bougé, elle a serré ma main, la poigne est faible mais la volonté tenace.
80 ans en apothéose à Venise, une vie al dente qui doucement ralentit. Mais surtout, surtout, ne rien laisser paraître de ses failles. 10 ans plus tard la douleur permanente ne ternit pas une seule seconde ce sourire vainqueur.
Avec vous ma famille, mes amours, éternellement, loin très loin de cette triste journée au cimetière Montparnasse et de cette terre qui s’accumule par poignées, avec vous dans vos cœurs et vos corps, petit aiguillon de courage qui vous relève quand vous flanchez et vous rappelle votre lignée, votre héritage : celui des femmes puissantes.
Ses filles l’entourent tendrement. Odile la solide, l’aînée seconde maman de ses jeunes frères et sœurs. Bénédicte la cadette discrète, venue de Lyon. Sylvie, la fragile, son petit rat resté si longtemps à ses côtés. Elle les regarde une à une, là, perdue sous le drap blanc, toute petite, si petite, elle qui fut si grande. Le souffle court elle ne peut plus parler, elle qui fut si bavarde. Le cheveu rare et clairsemé, elle qui fut si coquette. Les mains tendues, décharnées, inutiles, elle qui fut si active...agrippant d’autres mains pour rester encore, ne pas partir, oh non, ne me laissez pas...Je veux rire encore avec vous, vivre avec vous, et boire, et fêter, raconter, pétiller encore les soirées de Noël et d’anniversaire ! Et rendre visite, à chacun d’entre vous, et admirer cette descendance dont je suis si fière...
Épuisée elle ferme les yeux...Si loin, si loin...Odile lui passe la chaîne en or autour du cou : « Tu vas retrouver Pierre ! » Pierre...L’alliance brille au creux de son maigre cou.
Pierre...Leur rencontre en Bourgogne, l’amitié des deux pères née dans les tranchées de 14-18. Pierre l’artiste un été les filme avec sa Bolex H16. Brune, sauvage et intrépide, bien sûr elle est l’héroïne de cette histoire de pirate...Derrière la caméra il en tombe amoureux.
Leur travail en Egypte, loin de leur premier-né confié à la garde de la grand-mère. 50 ans après les petites-filles s’indignent : comment, partir en laissant son bébé ? C’était une autre époque, on était élevé à la dure ma petite. Lune de miel parmi les hiéroglyphes, une fille naît de ce voyage : Odile aux yeux de Nefertiti, Odile qui lui caresse doucement la main.
Oh c’était hier...l’été 42 au château de Chambord, Odile et Michel se baignant dans la Loire, Pierre chargé de protéger la collection du Louvre. C’étaient encore les jours heureux malgré la guerre.
Le cœur ralentit. Non elles refusent la trachéotomie. Pourquoi la faire souffrir ?
Pierre souffre dans sa chambre à Autouillet, allongé depuis un an. Il faut tenir le coup et s’occuper des enfants. Papa est fatigué, chut, il dort. Un jour papa n’est plus là, comment l’expliquer à une Odile de sept ans ? En ces temps-là on ne soigne pas le cancer.
Résister, résister toujours, et relever la tête. Seule élever les cinq enfants. Les deux derniers ne se souviennent pas de leur père.
Remplacer Pierre à la maison André. Donner des cours du soir pour arrondir les fins de mois. Confier aux grandes la garde des petits. Et toujours dispenser une éducation sans faille. Les manteaux des aînés vont aux derniers. On n’achète rien, on récupère tout. On se débrouille, mais on y va, cœur vaillant, avec en permanence la dignité en étendard.
Où est-elle à présent ? Nous entend-elle encore ? Qui sait si elle perçoit nos caresses...Dans quel espace incertain s’est-elle diluée ? Peut-être flotte-t-elle déjà au-dessus de nos têtes...
Tourbillon de souvenirs. Si fière de les voir mariés tous les cinq. Les fils reprennent le flambeau du grand-père médecin, du père restaurateur d’objets d’art. Les filles font de beaux mariages. Sur les photos au bras de ses garçons, une veuve fidèle et rayonnante. On peut dire qu’elle a réussi, ça oui, elle y est arrivée, presque toute seule, presque sans aide, la vaillante.
Première petite-fille. 16 années d’émerveillement. Les ventres s’arrondissent sur tant de promesses. Chacun forge son caractère sous sous égide bienveillante, chacun puise sa force dans son admiration inconditionnelle. La vie est une course de haies, qu’elle leur apprend à franchir une à une sans se plaindre.
Jamais battue encore au fond des courts, en jupette blanche et cheveux gris sur des jambes toujours agiles. Les 16 affrontent son service bien ajusté, ses tirs secs, nerveux, précis...et ses colères aussi, car à 70 ans, la vie qu’elle a menée ne lui accorde pas le droit de perdre. Et tiens ! Vois ce coup droit, les revers de la vie n’ont qu’à bien se tenir.
Regarde, elle a bougé, elle a serré ma main, la poigne est faible mais la volonté tenace.
80 ans en apothéose à Venise, une vie al dente qui doucement ralentit. Mais surtout, surtout, ne rien laisser paraître de ses failles. 10 ans plus tard la douleur permanente ne ternit pas une seule seconde ce sourire vainqueur.
Avec vous ma famille, mes amours, éternellement, loin très loin de cette triste journée au cimetière Montparnasse et de cette terre qui s’accumule par poignées, avec vous dans vos cœurs et vos corps, petit aiguillon de courage qui vous relève quand vous flanchez et vous rappelle votre lignée, votre héritage : celui des femmes puissantes.