J'y suis arrivé. Je l'ai fait. J'ai suivi les traces de mon père disparu en montagne. Il m'en a fallu du temps pour y arriver. D'abord un an pour apprendre sa mort, puis trois ou quatre jours pour récupérer son carnet dans lequel il avait décrit tout son périple et le trajet qu'il voulait prendre. C'était le seul objet que les secouristes avaient retrouvé suite à sa disparition. Il m'a ensuite fallu plus de deux mois pour retrouver ma sœur, Yuna que j'avais perdue de vue suite à la dispute qui nous avait éloignés mon père et moi.
J'étais parti vivre à Paris et eux étaient restés dans notre petit village des Alpes. Pendant que Yuna devenait guide de haute montagne, je pourrissais à Paris en étant sûr d'avoir une vie de rêve. J'avais tort. J'étais trop aveuglé par ma colère envers mon père pour m'en rendre compte.
Je me rappellerai toujours du jour où j'ai revu ma sœur pour la première fois. Un ancien ami m'avait donné l'adresse du bar où elle travaillait pour se faire un peu d'argent pour ses études. Quand j'y suis entré, tout le monde s'est tu en me voyant. C'étaient tous d'anciennes connaissances mais pas un ne parût content de me revoir. Certains étaient surpris mais sûrement pas heureux. Ils m'en voulaient d'être parti sans dire au revoir et en laissant ma sœur seule avec mon père. A ce moment-là, je me suis senti vraiment petit et lâche. Au milieu du bar Yuna me fixait avec un regard noir. Elle avait 23 ans, j'en avais 31. Pourtant j'avais l'impression d'être un enfant que sa mère allait gronder. Mais elle n'a rien dit, elle a juste continué son service en m'ignorant ostensiblement et en me mitraillant du regard à chaque fois que j'essayais de lui parler, comme tout le monde dans le bar d'ailleurs.
Je ne serais pas capable du vous dire combien de temps il m'a fallu ensuite pour réussir à lui parler, pour m'excuser, beaucoup m'excuser, et lui présenter mon projet : celui de suivre l'itinéraire que notre père avait écrit dans sont carnet et qu'il rêvait de finir. Ce même trajet sur lequel il avait disparu. Quand je lui ai annoncé, elle a explosé de rire et m'a dit :
- Petit inconscient, mon père était un alpiniste de génie et pourtant il est mort sur cet itinéraire ! Et toi, petit citadin que tu es, tu veux finir son projet ! Partir sur ses traces comme tu dis ! Mais tu es fou ! Elle continua d'un ton plus calme. Mais tu sais quoi, je trouve ça sympa de ta part de vouloir te rattraper pour les cinq dernières années, alors je suis d'accord. On va partir sur les traces de notre père comme tu le dis si bien, mais à une condition, au moindre problème ou au moindre doute, on annule tout. Et à partir d'aujourd'hui tu dois m'obéir au doigt et à l'œil. Compris ?
Evidement j'avais compris et j'étais d'accord avec ma sœur. Tête de mule qu'elle était, elle venait de me donner une seconde chance. Comment la refuser ? Après ça, pendant un peu plus d'un an, elle m'a appris plus de choses que je n'avais apprises en cinq ans à Paris. Nous avons beaucoup parlé. J'ai réappris à la connaitre. Nous nous sommes racontés nos vies. Un jour, à quatre heures du matin, elle a débarqué sans prévenir dans le chalet où j'avais emménagé, avec deux gros sacs dont sortaient des cordes et nous sommes partis sur les traces de notre père.
Durant les quelques jours qu'ont duré notre ascension j'ai vu à quel point ma sœur, contrairement à moi, avait grandi. A chaque problème elle réagissait au quart de tour, sans paniquer. Elle savait s'adapter à chaque environnement. Je me rappelle l'avoir assurée dans une longueur un peu plus dure que les autres et en la regardant grimper avoir eu l'impression qu'elle dansait sur la falaise. Son tee-shirt qui collait à son dos laissait voir le ballet de ses muscles qui jouaient pour la hisser le plus haut possible sans aucun effort. A côté de ça, moi je ressemblais à une patate en mouvement. C'est aussi lors de ce périple que j'ai réalisé à quel point je n'aimais pas ma vie en ville.
Ce n'est qu'une fois arrivé en haut que je l'ai vue sourire, le premier vrai sourire que je voyais sur les lèvres de ma sœur depuis que je l'avais retrouvée, presque deux ans plus tôt. Ça faisait trois ans maintenant que notre père était mort. Nous y étions arrivés, nous étions là où il avait toujours rêvé d'être. A ce moment précis, je me suis rendu compte que Yuna avait grandi beaucoup plus vite qu'elle ne l'aurait dû à cause de moi, alors que moi j'étais resté un gamin capricieux. Après avoir passé presque une heure à observer la vue sans dire un mot, Yuna a d'un seul coup éclaté en sanglots. Je l'ai consolée comme je pouvais.
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Avant de partir pour cette ascension, papa m'a dit que s'il ne revenait pas et que toi tu finissais par revenir il faudrait que je t'emmène ici. Et moi, à ce moment-là, je lui ai répondu : « toi tu vas revenir c'est sûr ! Lui il est parti depuis quatre ans il ne reviendra pas. ». Il a répondu à ça par un de ses sourires mystérieux. Du coup quand on a appris qu'il était mort je...je suis allée à Paris et... je t'ai vu. Tu vivais ta vie comme d'habitude alors qu'il était mort. C'est pour ça que je t'en voulais autant, je pensais que tu savais qu'il était mort.
C'était la première fois que nous parlions de la mort de notre père. Pendant cette conversation, j'ai appris qu'à plusieurs reprises, mon père était allé à Paris dans l'espoir que nous nous réconcilions. Mais à chaque fois, il m'avait vu vivre ma vie de robot parisien et n'avait pas eu le courage de venir me parler. Yuna l'avait vu rentrer à chaque fois dépité. Elle qui ne m'en voulait qu'un peu s'était mise à nourrir une rage incomparable à mon égard, tout ça parce que j'étais aveugle, que je n'avais pas vu mon père qui voulait tout arranger. Nous avons fini par descendre de nuit, sous la lumière de la lune. J'ai décidé de ne plus jamais abandonner qui que ce soit, de devenir comme mon père la personne qui va vers les autres pour régler les problèmes.