Sur le quai

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Il fait chaud. Une chaleur terrible, même pour un début de mois d'août. Je n'accompagne personne. Alors pourquoi suis-je venue ? Par curiosité sans doute. Je n'ai plus la force de partir, maintenant. C'est comme si j'étais cernée de toutes parts, cernée par les trains, par tous ces gens sur les quais. À côté de moi, une femme en robe bleue embrasse un jeune homme. Il a les cheveux rasés. « Afin d'éviter toute perte de temps, il est utile que les hommes se fassent couper les cheveux ras avant de partir. » C'est ce qui était marqué dans l'avis du maire. Il y a des drapeaux sur les trains et des fleurs accrochées aux fenêtres. La gare Matabiau est en fête.
Quelque chose ne va pas, pourtant. J'ai mal à la tête. C'est monté doucement, une douleur qui me bat à la tempe.
Un groupe de garçons à ma droite entonne « Le chant du départ ». Leurs valises sont à leurs pieds, si petites, les valises. « Qu'ils reviennent dans nos murailles, beaux de gloire et de liberté ». L'un d'eux a une voix claire, assurée. Elle couvre toutes les autres. Il est de dos, je ne vois que ses cheveux bruns. Sa voix. Ils terminent l'air dans un éclat de rire.
Quelque chose ne va pas.
Tous ces corps, serrés les uns contre les autres... Les parfums des femmes se mêlent à la sueur, à la poussière soulevée par les souliers. L'odeur est forte, comme tournée avec la chaleur. Je me masse doucement la tempe. Non, ce n'est pas ça, cette odeur, c'est plus âcre, presque métallique.
Ils commencent à embarquer. Le groupe de garçons prend les valises, ils passent devant moi sans me voir. L'un d'eux me bouscule. Mon épaule a frôlé le bras de l'homme qui chantait fort. Surpris, il se tourne vers moi. Je vois ses yeux, bleus, et au fond la pupille, noire. Excusez-moi mademoiselle. Il n'y a pas de mal, monsieur. Il monte dans un wagon, disparaît de mon champ de vision, puis revient s'accouder à une fenêtre ouverte. « Ils sont joyeux comme des enfants » disait le journal, ce matin. Et aussi : « On va leur donner un bon fusil. Qu'ont-ils besoin de plus ? ».
Toujours cette odeur. Elle amplifie mon mal de tête. Je n'arrive pas à dire ce que c'est. Il faudrait que je parte, je n'ai rien à faire ici. Mais pour aller où ? En ville, tout à l'heure, le même malaise m'a saisie. Le drapeau tricolore ornait tous les bâtiments. Les toilettes des femmes, assises aux terrasses des cafés, mettaient là d'autres taches de couleurs. Du bleu. Du vert. Les couleurs à la mode, cette saison. Quelle saison ? Quelle mode ? Les gens parlaient fort. Des adolescents couraient dans les rues, fébriles. Si jeunes, presque des enfants, ils criaient : « À Berlin ! » Plus loin, devant l'avis de mobilisation, des vieillards levaient le poing, revanchards : « Il le fallait ! ».
Demain, ce sera la même chose. Les mêmes curieux, les mêmes trains. D'autres hommes. Tout à l'heure, mon épaule a frôlé le corps de cet homme... je ne connais même pas son nom.
Il me regarde. Je le regarde. Le train va démarrer. Quelqu'un, pour rire, a accroché un écriteau à l'une des fenêtres : « Lune de miel pour Berlin ». Il me regarde encore. Nos yeux ne se quittent plus. J'ai tellement mal que j'ai l'impression que ma tête va exploser. Vite, quelque chose. Crier mon prénom ? Oui...
Je ne le fais pas. L'odeur me ferme la bouche, au dernier moment, elle s'immisce en moi et murmure : « À quoi bon ? ». Les pupilles de l'homme. Noires. Je regarde le train partir. Ma tête... Cette odeur. Je sais.
Sur le quai, au milieu des badauds, des cris, des rires, une odeur de sang.

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