Sur la rive du Lamuerta

Le Lamuerta est une rivière frontalière entre les "Ikouma" et les "Cartelos".
Je m’appelle Maria Oukoumi, j’ai 80 ans. Depuis la mort prématurée de notre mère quand j'avais 10 ans, je suis devenue celle qui s’occupe de toutes les tâches ménagères .
J'étais toujours accompagner de Carlos mon petit frère pour ces tâches à la rivière.
À 12 ans, j’ai vu pour la première fois de l’autre côté de la rive un jeune garçon, à peine 2 ans plus âgé que moi, assis sur une branche d’arbre perchée au-dessus des flots. Il pleurait et n’avait pas remarqué ma présence.
Pourquoi pleures-tu ? Lui demandai-je.
Surpris d’entendre ma voix, car il se croyait seul, il faillit tomber dans l’eau mais s’agrippa de justesse. Il se tourna vers moi et d’une main sans lâcher la branche, il essuya vite ses larmes avant de me répondre craintif :
Je ne pleure pas. Qui êtes-vous ? En fait mon père... Il s’arrêta net de parler.
Quoi, ton père ? Répliquais-je.
Laisse tomber. Dit-il, puis repartit.
J’étais résolue de savoir ce qui le rendait triste. Il revint 3 jours plus tard. De sa rive, et moi sur la mienne, nous discutions. J’appris alors qu'il avait perdu son père et qu'il se nomme Moukoundi. Les corvées que je trouvais pénible au début étaient devenues un réel plaisir car j'adorais discuter avec lui.
Un soir, il plut abondamment. J'avais 16 ans. La piste qui mène à la rivière était très glissante. Carlos marchait derrière moi. J’avais sur la tête la bassine d’assiettes sales et il portait le savon et les éponges.
Fais attention où tu poses tes pieds. Lui dis-je.
Oui sans souci. Fit-il.
A peine ce court échange avait-il cessé que mon pied gauche se fit prendre dans une corde. Je glissai et sortis de la piste, pendant que ma bassine frappa violemment le sol en renversant tout son contenu qui dévalait la pente jusqu’au bord de la rivière. Moi, je poursuivais ma chute dans un fossé que je n’avais jamais vu et qui se trouvait dissimulé par un tapis d’herbes rampantes à 5 mètres à peine du sentier. Le trou était profond et je ne parvenais pas à remonter à cause des rebords glissants.
Carlos ! Tu n’as rien ? criais-je des profondeurs où je me trouvais.
Maria ! ça va, tu n’es pas blessée ? demanda-t-il visiblement inquiet aussi.
Non je ne crois pas ! Retourne vite au village, va appeler papa et dis-lui que je suis coincée dans un fossé près de la rivière. Dans l’attente, j’entendis une sorte de sifflement comme si une chose glissait sur une surface faite d’aspérités. C'était une dangereuse présence je le sentais. J’étais morte de peur, alors je me suis mise à crier : «A l’aide ! Il y a un serpent ! ». Le désespoir... Qui pourrait m’entendre? Carlos était parti et le village est à au moins 500 mètres de la rivière. A peine une minute, après mon cri, j’entendis du fond du trou :
Y a quelqu’un là en bas ?
Je reconnus la voix de Moukoundi. La peur me faisait-elle divaguer ?
Moukoundi, c’est toi ? Criais-je pour en avoir le cœur net.
Oui ! C’est toi Maria ? Ne t’en fais pas je vais te remonter.
Non ! Attends, je pense qu’il y a un serpent.
A peine avais-je terminé ma phrase, qu’atterrissait devant moi ce grand bon homme. Il frappa l’animal 3 fois avec la machette qu’il tenait dans sa main droite. Il venait de couper la tête du reptile et son corps continuait d’onduler balayant le socle autour de lui.
Ne crains pas, il ne peut plus rien. Lança-t-il.
Je plongeai dans ses bras aussitôt et il me serra fort contre lui. Je me sentis mieux.
« Maria ! »
C’était la voix de mon père. J’en entendais d'autres autour de lui. Il n’était pas seul.
Oui papa !
Ça va ? Tu n’es pas blessée ?
Non papa, ça va bien. Quelqu’un est venu à mon secours.
Qui ? demanda-t-il sèchement.
Faites-nous monter tu verras.
Ils firent descendre une corde pour nous tirer à la surface. Mon père visiblement inquiet me serra dans ses bras jusqu’au moment où au-dessus de mes épaules il vit remonter Moukoundi.
Les autres, stupéfaits, quand ils le virent, crièrent en chœur: « un Ikouma ! ». Comme par un réflexe de colère enfouit en eux, ils le terrassèrent et l'immobilisèrent aussitôt. Moukoundi parut surpris et effrayé devant la fureur haineuse des Cartelos qui le rouaient de coups.
Non papa laissez-le ! C’est lui qui m’a secourue ! Criais-je à l’intention de ses agresseurs.
Cessez de le frapper ! Attachez et bâillonnez-le, on le ramène au village. Ordonna papa.
Nous sommes désormais rendus à la mi-journée. Moukoundi a été conduit dans la cour de la chefferie. Il est debout pieds et mains liés au milieu de la grande cour du chef. A droite du trône encore vide, les 8 notables, dont mon père, étaient là déjà assis.
Je me trouvais à la droite de Moukoundi, 2 pas derrière lui.
Un grand homme apparut soudain sur la haute estrade où se trouvait le trône. Il cria : «Levez-vous pour accueillir le fils aîné de nos ancêtres. »
Toute l’Assemblée se leva et répondit en chœur:
« Que sa sagesse guide nos pas ! »
Le chef arriva derrière l’annonceur et se tint devant le trône. Il s'assit et toute l'Assemblée fit de même après lui. Il prit la parole en ces termes :
Bonjour frères, il m’a été rapporté que vous avez appréhendé ce matin un Ikouma sur nos terres.
S’adressant à Moukoundi :
Jeune homme, comment t’appelles-tu et que venais-tu faire chez nous à Cartelourbe ?
Je m’appelle Moukoundi, j’ai entendu des cris de détresse de votre côté, j’ai traversé le cours d’eau à la nage et j’ai constaté que dans le fossé, c’était Maria qui appelait. J’ai sauté à l’intérieur car elle m’a dit qu’il y avait peut-être un serpent. Avec la lame que je porte tout le temps sur moi, j’ai tué le serpent. Je n’avais pas d'intention malsaine Majesté.
« J’ai entendu. » Coupa le chef qui enchaina aussitôt avec moi :
Maria, je t’ai fait venir car je veux connaître toute la vérité sur cette affaire. Je te poserai donc 2 questions et tu me répondras avec sincérité.
Oui Majesté. Dis-je les yeux tournés vers le sol comme le veut la coutume.
Premièrement : Connaissais-tu ce jeune homme avant cet incident ?
Oui Majesté je le connaissais.
Deuxièmement : Était-ce lui en particulier que tu appelais au secours ?
Pense-t-il que j’ai prémédité tout cela ? Songeais-je agacée.
Non, j’ai crié « à l’aide ! » car j’avais peur du serpent.
Oukoumi, tu as une brave fille. Fit-il en regardant mon père. Maintenant Maria, tu peux partir, nous poursuivrons la discussion entre nous.
Je me suis retirée.
Papa, qu’est-ce qu’ils ont décidé ? Mon père venait de rentrer du conclave.
Il me regarda silencieux, puis s'assit. Il joignit les 2 mains sur son visage. Pleurait-il ?
Papa dis-moi.
On le laissera repartir demain chez lui.
Mais c’est une bonne chose non ? demandai-je surpris par son désarroi.
Mais pourquoi ne le libère-t-on pas maintenant?
Je t’informe c’est tout ! Dit-il sèchement en se relevant et se dirigeant dans sa chambre.
Dis-moi pourquoi ? Oui dis-moi ! Insistais-je en frappant sa porte des 2 mains. Il l’avait verrouillée.
Je pense qu’il me cache quelque chose. A-t-il été tué ? Oh Moukoundi... Je vais me rendre à la prison du village moi-même.
Il y a un geôlier muni d'une lance devant l'entrée.
Salut puis-je voir le prisonnier ?
Désolé Maria, il m’a été commandé de ne pas te laisser entrer dans la cellule.
Mais qui va le nourrir ?
Quelqu’un d’autre s’en chargera.
Qui ?
Ce n’est pas ton problème. Trancha-t-il.
Maria, j’ai été très heureux de te connaître. Avec toi, toutes mes douleurs se sont évanouies. Lança Moukoundi de sa cellule.
C’est lui, Moukoundi qui me parle. Pensais-je. Il est donc encore en vie.
Moukoundi, j’éprouve exactement la même chose.
Arrêtez ça ! Cria le garde chiourme. Maria rentre chez-toi sinon...
Oui je rentre. L’interrompis-je.
Et à l’adresse de Moukoundi, j’ajoutai: « Moukoundi, je t’aime. »
Le jour suivant, j’appris au réveil que Moukoundi a été raccompagné à la frontière à l'aube.
Quand j’allais à la rivière les jours suivants, je ne le revis pas.
Aujourd'hui encore à 80 ans je suis assise sur la rive du Lamuerta et j'attends mon Moukoundi.