Supplique pour disparaître en montagne

Aujourd’hui, j’ai vu la mort rôder. Pas la mienne, pas encore, la Faucheuse n’oserait pas s’approcher de mon t-shirt Quechua vert fluo et de mes bâtons de randonnée à la pointe acérée. J’ai été témoin de celle, insidieuse, qui accompagne la vieillesse. Un naufrage, une déchéance, dit-on tant que l’on n’a pas encore constaté la survenue de ses premiers cheveux gris. Je ne veux pas mourir vieux, indolent. Je ne veux pas subir les regards compatissants, la douleur d’avoir été face à ceux qui sont.

Je veux mourir avant de connaître les affres de la sénilité. Il y a trop souvent, dans la vieillesse, le goût amer de l’inachevé. Il y a dans les petites souffrances quotidiennes la somme d’une vie passée à consumer des bouts de ficelle plutôt que de brûler franchement la corde.

Je veux mourir en montagne. Je souhaite, le moment venu, être capable de monter encore un dernier sommet, même modeste. Pas forcément une pointe acérée, mais peut-être une bordure de falaise, quelque part sur les hauts plateaux du Vercors, où dans le magnifique secteur des lacs du plateau du Taillefer. Se surpasser une dernière fois, faire fi des douleurs et des rhumatismes pour une ultime randonnée dont la solennité se fera alors inédite. Peut-être atteindre le haut d’un vallon secret, quelque part dans les Ecrins ? Un lieu suffisamment escarpé, néanmoins, pour laisser le corps s’envoler quelques instants et libérer l’esprit à jamais.

Car il y a de l’indécence dans l’agonie. Quel enjeu de savoir l’anticiper, de pressentir à quel moment le corps ou l’esprit sont sur le point de vaciller ! Je partirais juste avant le coucher du soleil, au moment où le silence se fait dans la montagne. Je gravirais, dans la lumière rasante du soir, quelque belle pente herbeuse que les chamois et marmottes apprécient tant au printemps. Et, alors que les derniers rayons disparaîtront à l’ouest, derrière la cime du Moucherotte où la crête de la Grande Sure, c’en sera fini.

Suivant une trace anonyme, fruit du passage de milliers de pas qui ont parcouru les mêmes terres, gravi les mêmes rochers, j’aurais pris soin de laisser quelques mots à ceux qui restent, et qui chercheront peut-être à localiser le corps meurtri de celui qui aura réalisé l’acte ultime de communion avec la montagne.

« Arpentez les chemins. Marchez dans mes traces. Regardez les sommets. Voyez ce que mes yeux ont vu. J’ai été très heureux. Ceci est mon lègue ».

Puis on m’oubliera.