Souvenirs au bord de la forêt

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Je garde encore les cicatrices de cet horrible spectacle qui transperce encore mon être. Une tragédie. Chaque seconde qui s'égrène de ma pauvre et misérable vie est enveloppée par ce souvenir. Caché dans les extrémités des particules me constituant, il refuse de se consumer à tout jamais comme cette nuit qui, autrefois, a dansé et tournoyé puis, comme par satisfaction, s'est mise à pâlir et s'éteindre subrepticement... 

Nous étions encore enfants, Albert et moi. Gais. Nous promenant dans la forêt située à quelques pas de chez nous. Quelques pas ? C'est bien exagéré ! Notre maison et les bordures de cette forêt ne faisaient plus que quelques enjambées. Nous adorions courir le long de cette immense forêt dont le cri des oiseaux a pendant longtemps bercé notre enfance. Les arbres tout hauts, les branchages touffus, les champignons bonnement posés, ladmirable voyage des fourmis le long des troncs d'arbres, le concert attrayant des papillons et des libellules... Nous aimions vraiment cette forêt ! Mais pas les décoctions d'écorces que tante Martine concoctaient avec tant de joies. Sacrée tante Martine ! Elle était partout ! Dans le jardin comme à la cuisine. Elle ne se fit point prier, un soir, de passer sa calvitie déserte - c'était vraiment le Sahara sur sa tête; jamais je n'ai vu un poil enragé se dresser au milieu - à travers le rideau pour mettre Albert en garde. En effet, le futé raté avait été attiré par l'odeur alléchante des beignets épicés qui effleurait ses narines et voulut en manger quelques bouchées mais la tante, assise à la machine à coudre l'avait flairé. 
 
- On ne se bourre pas le ventre avant les autres, Albert !, lança-t-elle de sa voix rauque. 
Je ne sus comment Albert a été pris en flagrant délire jusqu'à ce jour. Tantôt occupée à relier un quelconque fil de votre tissu à un autre, tante Martine était aussi concentrée à épurer votre corps de toutes ses souillures après chaque aventure en forêt. Elle était tant à la cuisine tant dans le jardin, et surtout dans la forêt. Elle maîtrisait suffisamment de plantes pouvant guérir tel ou tel mal dont vous souffrez. Martine était notre médecin. Chaque fois qu'elle se hasardait en forêt, nous devrions nous attendre à boire de ses tisanes. Gare à nous ! Qui ne boit pas n'a point droit à ses délicieuses tartes aux pommes qui nous réconfortaient tant. Elle avait les yeux à moitié ouverts mais était spécialisée à détecter une puce ayant trouvé nid dans un coin de votre corps: un bras soulevé, un pied relevé elle identifiait les incommodités dans les zones les plus obscures de votre organisme. C'est ainsi qu'elle découvrit, alors une nuit, pendant que je pensais dissimuler ma douleur, couché dans le sofa vétuste de mon père, une plaie réfugiée dans mon pied gauche. 

- Tiens !, fit-elle subitement, la main droite saisissant mon pied qui languissait dans une douleur ineffable, il faut le soigner, continua-t-elle, tu es tellement beau pour traîner avec un pied malade. 
Et c'était parti pour des infusions. Il y en avait de toutes sortes ! Je les engorgeais. Tante Martine avait d'ailleurs trouvé que c'était courageux pour un garçon de mon âge et, ma mère soutenait. Elle renchérissait toujours les propos de tante Martine.
Tu es grand Dona, faisait-elle de sa petite et douce voix, et quand on est grand, on est grand, on n'a peur de rien, on affronte tout ! 
Ma mère !  ‹‹ Affronter tout ››   ! J'aime bien en rire. Je me rappelle encore le coup du serpent alors que je me baladais un jour en forêt. La bestiole se serait-elle éprise de moi ? Peut-être, quoique je n'imagine aucun amour pouvant nous lier ! C'était le genre d'animal à fouiner sa langue dans les affaires d'autrui et moi j'aime pas. Ah là pas du tout ! J'ai donc, avec tout mon courage, pris mes jambes à mon cou le laissant siffloter dans sa solitude. Tante Martine s'en est moquée toute la semaine. 
Avec elle, il faut vraiment s'attendre aux tisanes. Néanmoins, nous recouvrions toujours la santé ! Je ne le dirai jamais assez: Martine, c'était notre médecin. Ce n'est pas que nous n'allions pas à l'hôpital. D'ailleurs, j'ai connu là-bas une gentille infirmière qui nous comblait de sourires et de belles paroles. Mais quand Martine est dans les parages et que vous traînez un mal, vous serez repérés. Peu importe le goût des tisanes qui étaient quelques fois amères, l'essentiel c'est d'être guéri et bien. 

Aujourd'hui, ma tante n'est plus. Tante Martine séjourne au royaume d'où l'on ne revient guère. Tante Martine a déposé les armes. Pourquoi continuer à se battre si l'on en n'a plus les forces ? Elle me manque et mon père aussi. Ma mère et Albert. Ils sont tous partis. 
C'était une nuit. Nous revenions d'une promenade en ville dans la voiture de papa. Il pleuvait des cordes ce jour-là. Mon père luttait contre le vent; mais aussi, contre le monde. Il ne voyait pas le malheur qui se riait de nous. Personne n'avait vu, d'ailleurs. Même pas notre Martine. Et c'est ainsi que, contre toute attente, nous finîmes notre envol sous le poids de deux arbres de « notre » forêt. Ça a duré une bonne minute. J'ai senti mon corps se propulser à travers la portière de l'engin. Un cri se fit immédiatement entendre. 

- Dona ! 
Et après, silence. Mais la pluie et le vent ont continué leur course. C'était la voix de maman: j'étais assis aux côtés de papa. En une minute, tout s'était écroulé, et ce, pour l'éternité. Comment cette forêt salvatrice pouvait-elle nous jouer ce drame ? N'était-ce pas elle qui participait à notre bien-être les moments où la fièvre s'accaparait de nos corps ? Et cette pluie alors ? L'eau est vie. Mais elle a ses mains dans le décès des miens. 
Aujourd'hui, je ne suis qu'un errant; j'erre çà et là mais loin de cette forêt. Je croupis dans un fauteuil qui ne m'a pas vu grandir et j'attends mon départ pour la terre nouvelle de mes parents. Et dire que la table au fond de ma chambre vient des bois de cette forêt ! Je n'affectionne plus beaucoup la pluie. Douze bonnes années se sont succédé et cette scène continue de me hanter. Chaque goutte d'eau qui tombe est comme une fente qui se dessine en moi. Chaque pluie me ramène vers cette forêt. Je n'avais qu'onze ans. L'âge où tout le monde a trouvé que j'étais grand. Assurément qu'ils avaient raison ! J'ai heureusement, ou malheureusement, survécu à cette tragédie. Je revis encore cette étape de ma vie comme si c'était tout à l'heure. Tout à l'heure où je ponds ces mots. Jai soif. Dehors, une bruine. Mon téléphone vibre. C'est le docteur. Il faut que je roule à lui, en une minute peut-être, comme mes parents cette nuit, dans mon fauteuil qui est devenu ce qu'il me reste... 
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