Sous le regard du diable…

Toute histoire commence un jour, quelque part. La leur a commencé sur les bancs, au collège. Karl et Clara étaient de meilleurs amis depuis lors. En ces temps-là, lui fermait ses dix-sept ans et elle, ses treize. Si leurs prénoms semblent se ressembler, leurs forces de frappe intellectuelles aussi le sont. Elles se ressemblent. Peut-être est-ce parce que les deux s’assemblent ! L’émulation que nourrissaient l’un et l’autre était à la hauteur du collet d’une girafe. Elle était grande. Forts de ce courant de travail et toujours saisis du goût de l’excellence, ils ont brillamment réussi leurs parcours d’études. C’était sans coup férir. Ils sont diplômés. Grands diplômés.
Maintenant, ils ne dépendent plus des parents. Ils sont grands. La séduction que l’un lançait à l’autre sur les bancs à l’école, dans les rues au quartier, a pris une autre tournure quand leurs panards se sont posés sur le sol du campus universitaire. Ils ont grandi en esprit, en séduction aussi.
Karl a maintenant trente ans. Clara en a vingt-six. Les deux se sont exprimé leurs réciproques sentiments il y a plus de cinq ans alors qu’ils étaient étudiants à l’Université de Zanvorokè. Ils se sont promis, depuis lors, de s’aimer et se sont également promis de rester l’un toujours à côté de l’autre. Année de bonheur pour eux, ils se sont promis de se marier les jours d’après.
Aujourd’hui c’est lundi. Un lundi pas comme les autres. Il fait beau temps. Le soleil point déjà. Il est presque neuf heures. Pendant que d’aucuns, élèves, étudiants sont en cours, d’autres, adultes, sont au travail et d’autres encore vaquent à leurs diverses occupations.
Karl vient de se réveiller. La nuit fut longue pour lui. Il a fait, hier, avec sa fiancée, de nombreuses courses dans le cadre des préparatifs de leur mariage qui est imminent. Il l’a déposée chez elle tard dans la nuit et n’est rentré qu’après trois heures du matin. Après s’être levé de son couchoir, posé ses panards au sol, il noue à sa hanche sa petite serviette de bain et va prendre sa douche. Pendant qu’il y est, il pense à la belle soirée qu’il a passée la veille avec Clara, sa fiancée. Il se rappelle encore leur passage au presbytère pour rencontrer le curé, leurs allées et venues dans les décrochez-moi ça, leurs tours dans les grands supermarchés de la place. Quand il finit, il se fringue. A table, c’est l’heure du petit déjeuner. Ça ne se rate pas. En tout cas, pas pour lui. Il se gave de lait et de brioches aux pralines.
Quelqu’un toque à la porte de Karl. La bouche remplie, il ouvre. Sa mère. La future belle-mère de Clara. Elle tend une lettre à son fils qu’elle vient de sortir de la boîte aux lettres.
Le futur marié pose sur la table la belle enveloppe adressée par sa future épouse. De la part de Clara. La belle. La future Madame de Diqcheny.
Karl n’a pu résister à la beauté de l’enveloppe. Beauté du fait du nom de l’expéditrice. Sans qu’il ne termine sa tasse, il se jette au lit dans un doux élan, tel celui d’un nain, pour la lire. Une surprise ? Quoi ? Quel est le contenu de cette lettre ? Il se pose mille et une questions. Il a pensé à la liste des invités, à un message d’amour d’avant noces, ou encore à la carte de la ville où ils passeront leur lune de miel...Plusieurs idées lui amignonnent l’esprit. A ses réflexions, il ne trouve pas de réponse exacte.
Au lit, dans une position de jeune lecteur amoureux, il entreprend de tuer le doute avec un couteau bien acéré, ses yeux. Il sent d’abord la belle odeur de l’enveloppe, contemple ensuite la belle écriture « Ta chérie de toujours, je t’aime. Bientôt, Madame TOI » inscrite au recto avant de déplier enfin l’enveloppe pour en déguster le contenu.
Karl s’apprête à lire de beaux mots de sa chérie, pense-t-il. Mais loin de là. Une mauvaise surprise l’attend.
« Karl mon amour, nous sommes ensemble depuis pas mal de temps. Tu sais, nous avons convenu de convoler en justes noces le quinze prochain, c’est-à-dire dans deux semaines. Serait-ce encore possible ? Tu sauras la réponse à la fin de la lecture de cette lettre. Je m’en serais voulu toute ma vie et même après ma mort si je ne m’étais pas décidée à t’envoyer cette lettre courte mais longue de vérités naguère cachées. Mais sache que je t’aime et que je t’aimerais toujours.
Notre vie pourrait - après notre mariage - briller comme scintillent dans le ciel les astres de la nuit. Toi et moi savons que le mariage, c’est un sacerdoce, un don de soi, c’est toute une vie. Vivre avec quelqu’un sous le même toit, c’est le prendre pour soi-même. C’est se confondre à lui, c’est lui être fidèle, cela demande beaucoup de choses. Suis-je digne d’être cette personne ? Non, non, non Karl ! Je ne le suis pas, du moins plus. Je pense - et il faut que tu le saches maintenant - que je suis loin d’être, depuis quelques jours, cette femme exemplaire, affable, douce et belle à regarder que tu aimerais avoir près de toi nuit et jour. Mes fautes étant impardonnables, ma folie de tromperie et d’infidélité étant impensable, je ne vois en moi-même qu’une sale fille digne d’être maudite. C’est avec un fleuve d’eaux blondes salées dégoulinant de mes yeux que je t’écris ce message.
Karl, il y a quatre semaines, tu étais allé en mission à Missouty, pour dix jours. J’étais contente pour toi, et oui j’aime te savoir entrain de penser à l’avenir, j’aime te savoir entrain de construire le futur, j’aime te savoir entrain d’ériger de mirobolants projets d’entreprise, mais j’aurais aimé- ce que tu n’as pas su être - avoir un homme qui, en sus d’être intelligent, preux et industrieux, m’accorde de l’attention, du temps, un homme qui consacre son week-end à sa fiancée. L’étais-tu ? L’es-tu ? Le seras-tu ? La réponse, tu la connais.
Tu sais, pendant que tu étais en déplacement, j’étais comme délaissée dans les quatre coins d’un mur qui puait l’odeur d’une femme sale, immonde, abandonnée pendant plusieurs jours dans la boue farcie de fèces. Tu ne m’appelais presque pas, excepté les deux premiers jours où j’ai pu t’avoir au téléphone. Les jours d’après, t’appeler était un baroud d’honneur ; tu ne décrochais pas et tu n’avais pas songé à me rappeler même après avoir remarqué mes milliers d’appels en absence. Pourquoi ? Que t’avais-je fait de mal ? Etais-tu parti rencontrer ta maîtresse ? Si non, ton travail avait priorité sur ta fiancée que je suis. Plus les jours et nuits passaient, plus je voyais que ma solitude allait durer encore un siècle. Dès le cinquième jour de ton absence, l’envie de t’avoir dans mes bras me prenait chaudement. J’avais follement envie que tu me serres dans tes bras, que tes lèvres rencontrent les miennes dans le noir, les lampes éteintes, loin des bruits de la télévision et de nos téléphones, loin de tout : ce qui n’était pas possible parce que Monsieur n’était pas là et je ne pouvais entendre sa voix. Ça m’aurait quand même fait un effet ta voix.
Le sixième soir de de ton départ, pendant que je pensais à toi, pendant que je me morfondais, ton meilleur ami Barabas, revenant d’une balade nocturne a voulu passer nous saluer. Il était surpris de ton absence. Il ne savait pas pour ton voyage : tu ne lui avais rien dit. Gêné de se retrouver seul avec moi, il a voulu partir quand mon téléphone sonna. Je lui ai dit que c’est toi qui venais de m’écrire. Je me rappelle encore les mots que je lui ai servi « tiens, c’est mon fiancé qui m’écrit ». Pour moi, tu étais déjà en route pour ici mais non. Erreur. Je pouvais lire ton message qui m’a carrément refroidie. «  je ne reviens plus vendredi. Je pars pour Lancroush samedi et je reviens mercredi ». C’était juste le corps de ton message. Tu n’as pas voulu me donner d’explication. Moi qui comptais vite revoir mon homme si possible cette nuit-même, le voilà m’envoyer un message pour différer son retour. Là, je pouvais être consolée par Barabas, qui me susurrait dans les oreilles « tiens bon Clara tiens bon, il sera bientôt de retour... ». J’avoue qu’à l’instant je n’avais qu’une seule envie : être enveloppée, blottie dans les bras d’un homme qui me console, toi. Mais tu n’étais pas là. Lui était là. J’avais mal et ton ami pouvait me requinquer. J’avoue avoir été aguichée par sa belle stature et sa carrure. Il faisait froid ce soir-là. La plus grosse bêtise que j’ai faite, c’était de lui avoir demandé de rester un peu avec moi. J’étais esseulée.
Barabas ne savait quoi me dire. Il ne pouvait pas refuser. Je le sais.
Je voulus à des moments donnés, bredouiller quelque chose mais le froid serrait mon conduit guttural. Au bout d’une dizaine de minutes sans qu’on eût trouvé un sujet de débat, je lui ai proposé quelque chose à boire. Du whisky. Je lui en ai servi. Pour moi-même, du jus d’orange panaché avec du vin. C’était la première fois que je faisais ce mélange bizarre. Je l’ai fait exprès. J’avais envie de faire du n’importe quoi. C’était bien choisi. Du n’importe quoi pour faire du n’importe quoi.
Cloîtrés au salon pendant des minutes dans les quatre coins du salon, l’un regardant l’autre sans rien dire, nous avons fini par trouver un sujet. La discussion tourna autour du mariage. Nous en avons longuement discuté. Barabas disait qu’on formait un joli couple, et qu’il était content pour toi et pour moi. De séduisants sourires accompagnèrent son propos. J’étais presque subjuguée, je l’avoue.
Quand j’ai bu mon verre, je ne voyais plus rien, du moins je voyais doublement, je n’étais plus lucide. Je ne savais plus l’heure qu’il faisait. Je ne savais pas ce qui se passait. Le dernier souvenir que j’ai de cette nuit est que je chancelais quand j’essayais de m’allonger dans ma chambre. Je crois m’être jetée dans ses bras. Je ne sais plus trop. Franchement.
Quand je me suis réveillée le matin, je me suis retrouvée nue dans le lit, le drap tout cruenté. Karl, j’ai été violée... ? Est-ce peut-être moi, éméchée, qui ai demandé à Barabas de m’envoyer loin mais surtout sur le lit ? Je ne sais pas comment ça s’était passé mais je me suis réveillée toute trempée de sang. Il m’a pris la virginité et le pire, je suis enceinte depuis quelques jours...
Maintenant tu sais tout de cette fille que je suis, cette fille qui n’est plus la même que celle que tu as connue. Je suis infidèle, je n’aurais pas dû lui dire de rester un peu avec moi ce soir-là. Je suis une grande perverse et perfide personne. Tout tombe en cette veille de notre mariage, tout s’écroule, toute s’efface. Le pire est que là dans mon ventre existe un être qui n’est pas le tien. Je veux bien regretter tout cela, mais si seulement je pouvais encore te regarder dans les yeux, mais je ne peux plus. J’ai honte Karl. Pardonne-moi. Je te souhaite le meilleur dans ta nouvelle vie sans moi et sache que je n’ai pas voulu que ça finisse ainsi. Je veux bien rester en vie et passer le restant de mes jours avec toi, mais non, non, non... Bonne chance dans ta nouvelle vie. Je t’aime ».
Karl a les yeux mouillés après avoir pris connaissance de cette note. Il se sent mal, très mal quand il sait que c’est celui qu’il a sorti de la mouise, Barabas, ce type à qui il a tout donné qu’il lui a fait ce sale coup. . Il se sent tellement très mal, tellement perdu qu’il fait un AVC. Tout s’arrête là. Tout. Plus de Karl. Plus de Clara. Plus de mariage. Karl vient de passer l’arme à gauche.
L’âme de Karl en route pour l’au-delà, il avait certainement oublié que sa fiancée lui avait promis un poisson d’avril spécial.